Mal universel des démocraties, pour les uns. Crise de confiance entre les citoyens et leurs élus, pour les autres. La désertion des urnes est le point noir qui entache chaque élection en Algérie si bien que les abstentionnistes sont devenus en quelque sorte le premier parti du pays. De quoi l’abstention est-elle le nom en Algérie ? Pourquoi gagne-t-elle progressivement du terrain à chaque nouveau scrutin ? Comment enrayer cette tendance ? A moins de deux mois de l’élection présidentielle, Algérie-Focus a interrogé Louisa Dris Aït Hamadouche, enseignante en sciences politiques à l’université d’Alger III, auteur de plusieurs essais sur le sujet.
Propos recueillis par Djamila Ould Khettab
Faut-il s’attendre à une forte abstention le 17 avril prochain ?
Il y a toutes le chances pour que l’élection présidentielle 2014 mobilise peu, voire même moins que durant les précédents scrutins présidentiels. Objectivement, les raisons de s’abstenir sont nombreuses.
Pourquoi les électeurs algériens bouderont-ils les bureaux de votes ?
Il faut savoir qu’il y a deux types d’abstention. D’une part, l’abstention apolitique : la population n’est pas impliquée par la chose publique. D’autre part, l’abstention politisée : c’est une forme de contestation pacifiste, au même titre que la pétition, de l’ordre politique. En Algérie, l’abstention est avant tout de type politisée car pour les votants l’offre politique n’est pas satisfaisante. La structure partisane actuelle déçoit : les anciens partis, créés au moment de l’ouverture pluraliste, ont mauvaise réputation et des suspicions pèsent sur eux car ils entretiennent des accointances avec le pouvoir en place. Pour ce qui est des nouveaux partis politique, ceux ayant reçu l’agrément après la réforme de 2012, sont désavantagés car, en moins de deux ans, ils n’ont pas eu le temps d’asseoir une base partisane suffisamment solide et, bien que les pouvoirs publiques leur aient accordé ces agréments, ils sont marginalisés parce que ces nouveaux partis ne parviennent pas à se faire une place dans l’espace médiatique, monopolisé par les anciennes formations politiques parce qu’ils sont limités dans leurs moyens d’action, le droit de rassemblement n’étant pas acquis, voire quasiment interdit en Algérie.
Comment l’offre politique peut ne pas être satisfaisante alors que plus d’une centaine de personnes se portent candidat ?
Le nombre ne fait pas la qualité. La campagne électorale est cette année, plus que jamais, d’une platitude extrême. Aucune figure assez forte, y compris les anciens ministres Ali Benflis et Ahmed Benbitour, n’essaye de l’animer. Personne ne parle de programme mais tout le monde parle de l’éventualité d’un quatrième mandat. Avant on se demandait si Abdelaziz Bouteflika se représentera, aujourd’hui, on s’interroge sur la possibilité qu’il retire sa candidature en cours de campagne. Le débat médiatique est clivé entre les pro et anti Bouteflika et même les candidats veulent s’extraire de ce débat-là y sont malgré eux entraînés. Dans ce contexte-là, les électeurs algériens estiment qu’il n’y a pas lieu d’aller aux urnes car l’enjeu du vote est plié depuis que Président sortant s’est porté candidat.
Une partie de l’électorat est résigné. D’où vient l’idée que l’élection est jouée d’avance ?
L’Algérie a la particularité d’avoir modernisé la fraude. Il ne s’agit plus seulement de bourrer les urnes et gonfler les chiffres. Un ensemble de mécanisme de fraude s’enclenche a priori : une administration partie prenante, des deniers publics utilisés en faveur d’un candidat, une redistribution des richesses à quelques mois d’une échéance électorale etc. Le gagnant des élections bat à chaque fois des records à tel point qu’il devient une caricature des dictateurs.
Il faut aussi rappeler que les hommes au pouvoir ont diabolisé le changement. A force de leur avoir répété que le changement abouti à des situations chaotiques comme en Libye ou en Egypte, les Algériens ont fini par en avoir peur. Dans le même temps la classe politique dirigeante explique que la seule façon de garantir la stabilité et la sécurité dans le pays c’est de renoncer au changement.
En quoi l’abstention est un acte politique en Algérie et non pas le signe d’un désintérêt ?
D’après les décomptes de voix des élections présidentielles précédentes, l’addition du nombre de votes blancs et d’abstentionnistes donne une somme supérieure aux nombres de votants, qui se sont exprimés en faveur d’un candidat. Or, le taux de participation est un enjeu politique important puisqu’il sert à légitimer l’élection, en montrant à l’opinion publique nationale et internationale que les Algériens cautionnent le système politique en place. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle les votes blancs sont comptés comme des votes nuls. Or ils ne doivent pas être confondus : le bulletin blanc a une signification politique puisqu’il ne s’agit de ne rien glisser dans l’enveloppe tandis que les bulletins nuls sont des votes invalides (rayures, dessins, papier déchiré). Pour améliorer le taux de participation, les autorités jouent également sur la fibre civique, en faisant passer le droit de vote pour un « devoir ». Elles jouent aussi sur la fibre religieuse en instrumentalisant les institutions religieuses. Les autorités demandent aux imams d’évoquer le vote dans leur prêche comme un acte de foi, à la veille d’élection. C’est pourtant anticonstitutionnel puisque le code électoral stipule clairement qu’il est interdit de faire campagne dans les lieux de culte.
Le boycott des urnes est aussi un acte politique…
Effectivement. Le boycott est une abstention structurée et planifiée, l’appel au boycott sert à traduire en action politique une contestation populaire. Le cas le plus spectaculaire de boycott dans l’histoire politique de l’Algérie a eu lieu durant l’élection présidentielle de 1999, quand la totalité des candidats (ndlr à l’exception d’Abdelaziz Bouteflika, qui a remporté son premier mandat) se sont retirés de la course pour dénoncer le soutien de l’armée à Abdelaziz Bouteflika. Mais avec les candidats en lice cette année je ne vois pas ce schéma se reproduire. En allant jusqu’au bout, ils apporteront une certaine crédibilité au vote, à défaut d’en garantir la transparence.
L’abstention concerne-t-elle certaines régions plus que d’autres ?
Le clivage s’effectue dans un premier temps entre les grandes villes, exemple Alger et Oran, et les villages. On a tendance à plus aller voter en campagne car le lien traditionnel est moins relâché qu’en ville, où le degré de contestation est généralement plus élevé. Il s’agit là d’une tendance universelle. Second clivage relevé : entre les jeunes et les seniors. Les moins de 25 ans ont davantage tendance à s’abstenir que leurs aînés, encore marqués par l’héritage politique de lutte de libération. Et les attentes entre ces deux groupes sociaux diffèrent : les jeunes espèrent autrement plus des politiques publiques que les générations précédentes. Or aujourd’hui les réseaux sociaux et nouveaux moyens de communication nourrissent la frustration des jeunes algériens, qui voient ce qui se fait ailleurs et ne se fait pas en Algérie. Ils estiment que la génération de leurs aînés n’a pas réussi à perpétuer le rêve de l’Indépendance. C’est ainsi qu’on a une génération de jeunes qui ne rêve pas de devenir ministre mais d’immigrer. C’est l’échec cuisant de toute la société algérienne, pas seulement des pouvoirs publics.
Pourtant les jeunes manifestent leur mécontentement, à l’image dernièrement de la la grève des lycéens…
Oui. Il leur apparaît évident qu’ils percevront une part de la rente du pétrole, qu’ils considèrent qu’elle leur est due, d’une façon ou d’une autre. Et la grève des lycéens en est un parfait exemple. Les élèves se sont opposés au rattrapage des cours le soir, à la révision du calendrier des vacances et des examens et ils ont obtenu gain de cause. Le gouvernement cède car il souffre d’une crise de légitimité. C’est le comble du populisme : on est en train de donner naissance à une génération qui ne devra pas faire ses preuves pour obtenir ce qu’elle veut et ce dont elle a besoin. Autrement dit, on crée plus des consommateurs assistés que des citoyens engagés. Les Algériens veulent une hausse de salaire sans produire, des diplôme sans formation et les autorités cèdent et achètent ainsi la paix sociale. Dans ce contexte, le vote perd son sens. On est en train de créer l’abstention de demain et c’est d’autant plus dangereux que l’Algérie est un pays de jeunes (ndlr 70% de la population totale algérienne a moins de 25 ans).
Et le jour où le gouvernement ne cédera plus…
Il faudra alors craindre que les Algériens, qui auront perdu l’habitude de s’exprimer par les urnes et de façon pacifique, aient recours à la violence. On est passé par là dans les années 1990. Le discours des islamistes a convaincu ce qui n’avaient pas une culture politique assez forte.
Jusque là marginale en Algérie, la publication de sondages d’opinion peut-elle infléchir le taux d’abstention ?
Il n’est pas dans notre tradition de sonder l’opinion durant une élection mais si l’on se réfère aux pays étrangers, qui ont l’habitude de cette pratique, on remarque que le sondage conforte le partisan dans sa position et n’influence pas outre mesure les indécis. Donc l’impact des sondages est faible. En revanche, cette technique est utile pour lutter contre la fraude car comparer les sondages aux résultats officiels du vote est une façon de prouver que les chiffres officiels de l’élection ont été illégalement gonflés.
Peut-on imaginer que le vote devienne obligatoire en Algérie, comme c’est le cas en Australie ?
Dans la conjoncturelle actuelle, c’est impossible. Ce serait contre-productif pour les autorités d’avoir recours à une contrainte juridique pour imposer le vote car cela reviendrait à reconnaître leur échec et leur incapacité de mobiliser la population.