Par Zoubir Benhamouche, économiste
Dans la première partie, publiée en mai 2012 sur le site Algérie Focus, j’exposais les ressorts d’une dynamique de l’implosion dans laquelle s’est engagée l’Algérie. Dans les seconde et troisième parties je présente ma conception du changement : ce qui doit changer et comment faire pour que cela change effectivement. Enfin dans la quatrième partie j’exposerai deux scénarios de changement qui me paraissent les plus à même de faire dévier l’Algérie de la funeste trajectoire dans laquelle est s’est engagée.
A la vue des différents évènements qui se sont déroulés depuis (« mascarade » des législatives, pénuries, émeutes, blocage institutionnel, milliards de dépenses décidées sans aucun projet global, sans vision stratégique, etc.), je suis conforté dans l’idée que le pire nous attend. Je crois vraiment que nous n’avons pas suffisamment conscience de l’état catastrophique dans lequel se trouve notre société.
Etant donné la situation critique dans laquelle nous nous trouvons, il n’y a que deux avenirs possibles. Soit les Algériens sont capables de trouver dès maintenant une solution pacifique et négociée, soit la transition ne pourra se faire, tôt ou tard, que par la force. L’Algérie s’engagerait alors dans une nouvelle ère de violence, qui lui ferait prendre un retard sans doute irrécupérable.
Que faire pour éviter le scénario catastrophe ? Répondre à cette question suppose de répondre à celle du changement, c’est à dire d’une part de comprendre ce qui doit changer dans le fonctionnement de notre société, d’autre part de définir comment ce changement « positif » peut s’opérer de façon concrète.
Avant de rentrer plus en détail et de présenter « ce qui doit changer », j’aimerais être clair sur le fait qu’un changement aura lieu (voir mon précédent article). Toute la question est de savoir à quel point il profitera au peuple algérien. C’est pour cette raison que je parle de changement « positif » : un changement qui permet à l’Algérie de s’engager rapidement et durablement sur la voie du progrès économique et social. Il est vrai que les algériens n’aspirent pas uniquement à de meilleures conditions économiques et sociales. Ils se plaignent également de la « hogra », terme générique dans lequel viennent se fondre, en réalité, tous les maux de l’Algérie. Il s’avère cependant que pour atteindre un objectif de progrès économique et social, il faut avant tout s’attaquer à la source de la « hogra », qui réside dans la nature même du régime politique. Pour comprendre cette « nature », il faut prendre conscience que le régime tire sa force, et puise aujourd’hui ses fondements [1], dans nos faiblesses, dans notre renoncement à certaines valeurs morales.
Ainsi, ce qui doit changer, c’est précisément ce qui est à la source de la pérennité du régime, c’est à dire ce qui empêche l’émergence d’un projet de société, auquel adhéreraient une majorité d’algériens et qui servirait de socle à une alternative politique crédible.
Ce que je vais présenter dans la suite est totalement inspiré de ce Verset du Coran « En vérité, Allah ne modifie point l’état d’un peuple, tant que les individus [qui le composent] ne modifient pas ce qui est en eux-mêmes » (Sourate 13, Verset 11).
Ainsi, ce qui doit changer, c’est nous, la façon dont nous « nous » pensons, nos comportements dans nos rapports aux autres et à notre environnement, notamment institutionnel.
Cela peut paraître une évidence, mais la condition sine qua none est que nous devons tous être convaincus que notre pays est en danger et qu’un changement s’impose. Ceci n’est malheureusement par encore compris par tous les Algériens.
Or, celui que ce danger menace avec le plus d’acuité, c’est le peuple, et c’est donc a priori à lui qu’il incombe de réagir pour se protéger. L’une des raisons est que le l’Etat n’existe plus en tant que tel, il est à la solde d’intérêts privés qui n’ont comme préoccupation que leurs intérêts propres et leur avenir. En somme, le peuple doit maintenant prendre conscience du fait que l’Etat n’est plus, depuis bien longtemps, garant d’un quelconque contrat social, et a fortiori il n’est plus en mesure de garantir l’intérêt supérieur de la nation.
Il serait donc illusoire d’attendre un réel changement de l’intérieur des institutions, sans une implication directe de la société.
Pour que le peuple se prenne en main, il doit avoir foi en sa capacité à inverser le cours de l’histoire. Il doit cesser d’être tétanisé par la peur de l’inconnu, et être conscient qu’il lui appartient de construire l’Algérie dans laquelle il veut vivre. Le peuple doit abandonner le fatalisme, car Dieu même nous demande de nous prendre en main, de nous transformer en notre intérieur pour qu’il puisse ensuite nous accompagner dans la transformation de nos vies.
Le peuple est la clé unique d’un changement salutaire et pacifique. Tant qu’il n’en sera pas convaincu, tant qu’il ne rompra pas avec cette attitude attentiste, il continuera à subir un quotidien qui le mine et assistera, impuissant, au spectacle désolant de sa chute.
Le changement « positif » ne peut se matérialiser que dans une transformation institutionnelle [2]. Plus précisément, les institutions doivent devenir souveraines, et tirer cette souveraineté de celle du peuple. Elles seront ainsi redevables devant les citoyens. Cependant, pour que ceci puisse se produire, il faut qu’un certain nombre de comportements changent.
Inutile de lire Gramsci pour comprendre que le problème des pays comme le nôtre est que la prise de pouvoir se fait dans le pouvoir lui-même, par la force, sans avoir à convaincre la société, parce que celle-ci est exclue du jeu politique. C’est le contraire des démocraties, où la prise de pouvoir suppose d’avoir un projet de société qui convainc un maximum de citoyens, d’électeurs. C’est pour cela qu’aucun parti dans notre pays n’a jamais présenté un réel projet de société en se présentant aux élections.
Pour qu’un changement « positif » puisse avoir lieu, il faut nécessairement s’affranchir de cette logique. Il faut que la société civile fasse irruption dans la logique même du pouvoir et du fonctionnement des institutions. Autrement dit il est impératif que « l’Algérien » devienne enfin un citoyen, qu’il prenne conscience de l’influence qu’il peut, et qu’il doit, exercer sur les institutions. Ce n’est qu’à cette condition qu’il pourra les « obliger » à l’écouter et à agir dans l’intérêt général.
Encore faudrait-il que nous soyons capables de penser et agir collectivement ! Ce n’est absolument pas le cas aujourd’hui, tout simplement parce que les « valeurs » et normes sociales qui pourraient nous permettre d’y parvenir nous font cruellement défaut.
Nous en venons à ce qui est à mes yeux la source ultime du changement, l’essence même d’un renouveau pour notre pays : la transformation de nos âmes, à travers la refondation de nos valeurs morales. Le changement « positif » repose sur la réappropriation des valeurs universelles, celles que véhicule l’Islam, celles que le régime a pris soin de détruire pour mieux asseoir sa domination. Le régime est aujourd’hui plus fort que les individus mêmes qui le composent parce qu’il a réussi à imposer des règles, des normes sociales auxquelles chacun obéit machinalement.
Quelles sont ces valeurs qu’il nous faut acquérir ou retrouver ?
La plus importante à mes yeux est la confiance. Le peuple a été divisé, et il vit dans un climat de suspicion, sciemment entretenu. Nous devons absolument réapprendre à nous faire confiance les uns les autres et notamment abolir l’esprit tribal, clanique et régionaliste.
Ce retour de la confiance permettra de faire un pas gigantesque vers la prise de conscience du fait que l’intérêt d’autrui n’est pas nécessairement contraire au nôtre, mais que chacun de nous peut mieux vivre en poursuivant un intérêt commun.
« Le régime est aujourd’hui plus fort que les individus mêmes qui le composent parce qu’il a réussi à imposer des règles, des normes sociales auxquelles chacun obéit quasi machinalement »
Par ailleurs, les valeurs d’honnêteté, de loyauté, de solidarité, de respect, et d’écoute de l’autre sont des éléments clés pour l’émergence d’une confiance généralisée et d’un esprit de coopération qui nous font cruellement défaut. Nous devons ensuite sortir de la logique d’assistanat, et remettre la valeur travail au cœur de notre société. Qui plus est, l’effort et la méritocratie doivent devenir des piliers de notre culture. Il est également capital que nous cessions de nous déresponsabiliser, d’ignorer les devoirs
que nous avons envers nous-mêmes, envers nos compatriotes, envers nos enfants, et envers notre patrie.
Si nous parvenons à amorcer ces changements, alors nous aurons accompli une avancée significative pour transformer nos institutions. Sans entrer dans le détail, la raison principale est que nous aurons réussi à faire émerger une citoyenneté, et à créer les conditions d’une action collective, d’une meilleure coordination des citoyens.
C’est à ces conditions que nous pourrons mettre fin à l’arbitraire des institutions, rebâtir un Etat de droit (et réduire le poids du système des relations personnelles), reconstruire le lien citoyen entre le peuple et l’Etat, et rétablir la confiance envers les institutions. Cela permettra également de restaurer la crédibilité des institutions et donc l’autorité de l’Etat etc.
Pour finir, on s’appelle « khouya », « khou », « akhi », mais dans les faits nous n’adoptons pas l’attitude qui sied à un tel qualificatif. Demain, après avoir lu cet article, quand vous vous réveillerez et que vous sortirez dans la rue, prenez le temps de regarder vos voisins, les gens qui passent, et dites vous ceci : ce sont mes compatriotes, nous sommes algériens, nous avons hérité de la même terre, nous vivons la même oppression et nous aspirons à la même chose, vivre plus dignement. Ne nous appelons plus « mon frère » ou « khou » ou « aghma », et comportons nous les uns envers les autres avec plus de confiance, plus de compassion et de compréhension. Apprenons à nous faire confiance. Concentrons-nous sur que ce qui nous rapproche et apprenons à penser « nous », à agir pour notre intérêt commun. Alors, et alors seulement, l’Algérie se transformera de façon radicale et le changement deviendra aisé, moins douloureux.
Je suis persuadé que ce changement là est le bon. C’est d’ailleurs ce qui explique que le changement nous apparaît si difficile à concrétiser, telle une montagne infranchissable. En effet, nous savons, au plus profond de nous-mêmes, qu’il suppose une transformation de nos âmes.
Transformer l’âme d’un peuple peut paraître une sorte de vœux pieux. Pourtant, il y a des actions concrètes à mettre en œuvrer pour initier une dynamique vertueuse d’un changement « positif » et pacifique, et ce sera l’objet de la troisième partie de cette série d’articles.
A suivre
[1] Il n’y a plus aucune idéologie sur laquelle le régime s’appuie. Il se maintient par la force, la ruse et grâce à nos faiblesses.
[2] Bien sûr, ce sera nécessairement graduel.