Où va l’Algérie – Troisième partie : comment changer ?

Redaction

Par Zoubir Benhamouche, économiste

Dans la deuxième partie, publiée le 13 septembre 2012 sur le site Algérie Focus, j’exposais les éléments constitutifs du changement, et plus précisément ce qu’il est nécessaire de changer. Dans cette troisième partie et avant dernière partie, je présente un chemin possible pour réaliser les « mutations » nécessaires à l’intérieur de notre société.

Pour changer, il faut être conscient que quelque chose ne va pas, et définir ainsi précisément ce qui doit changer. Autrement dit, il faut être conscients du point d’où nous partons. Cela ne suffit pas pour autant, car il faut également savoir vers quoi nous voulons tendre. Lorsqu’on observe l’expérience, encore très récente, de nos voisins, on prend toute la mesure de la nécessité, mais également de la difficulté, de répondre à la question du but du changement, du projet collectif.

Je n’aurai pas la prétention de vouloir répondre à cette question ici, et ma démarche consiste à proposer une approche par étapes.

Nous devons d’abord nous entendre sur un certain nombre d’objectifs sur lesquelles le débat ne peut être que « technique », c’est à dire qui ne sont pas sujets à de fortes oppositions idéologiques. Le domaine économique et social est celui qui me paraît répondre le mieux à cette contrainte. Personne, ou presque, ne sera contre le fait d’avoir moins de chômage, de pouvoir se soigner dans de meilleures conditions à un coût raisonnable, de pouvoir se loger, de pouvoir donner une éducation de bonne qualité à ses enfants etc. Bien sûr, il y aura toujours la question du rôle de l’Etat dans le processus de développement. Pour peu que nous ne soyons pas trop obtus, même dans ce domaine on sait quelles sont les erreurs à ne pas commettre. Ainsi, pour réaliser ces objectifs, l’arbitrage sera certainement davantage « technique » que idéologique.

La question du projet de société est évidemment crucial, mais force est de constater que les conditions d’un débat apaisé ne sont pas encore réunies.

Le pari que l’on peut faire, et auquel je crois, est que la réalisation d’objectifs sociaux économiques peut nous permettre de développer les conditions d’un dialogue serein pour nous atteler aux choix de société susceptibles de faire l’objet d’âpres débats idéologiques. La raison principale est que, comme je l’ai souvent argumenté, le développement économique de l’Algérie est conditionné à la restauration de certaines valeurs, et notamment de la confiance sociale. Sans restauration de ces valeurs, nous risquons de nous enliser dans des débats idéologiques mal conçus et qui cristalliseront l’attention sur des sujets en réalité de second ordre.

Les politiques savent très bien exploiter les sujets « idéologiques » pour éloigner l’attention de l’opinion publique de questions essentielles auxquelles ils n’ont pas de réponse à apporter[1]. Sans doute faudra-t-il consacrer une autre série d’articles à ces sujets, mais pour l’heure l’urgence est ailleurs.

Comment changer ce qui aujourd’hui nous empêche d’améliorer nos conditions de vie, mais également de mieux vivre ensemble ?

Dans la dernière partie, je présenterai deux scénarios de changement que j’estime souhaitables. Cela ne signifie pas qu’il n’y a pas d’autres scénarios possibles, mais simplement que parmi les trajectoires encore envisageables, en excluant celle du statut quo qui mènera à un changement par la violence, deux retiennent mon attention.

Chacun de ces deux scénarios suppose une refondation de la société civile comme condition nécessaire à sa réussite. C’est pour cette raison que je commence par les instruments de cette refondation. 

Associons nous et prônons les bons comportements

La construction du capital social[2] qui nous fait tant défaut, à la base de la refondation de la société civile, suppose de restaurer la confiance dite « généralisée ». La restauration de la confiance suppose que nous agissions en individus dignes de confiance. Pour cela, soit la confiance fait partie de nos valeurs, supportée par une norme sociale, soit les institutions « formelles » nous contraignent (l’institution « Justice » par exemple) à être dignes de confiance. Bien sûr, les deux conditions ne sont pas exclusives, et bien au contraire, elles agissent l’une sur l’autre. Je m’intéresse ici à la première condition, l’émergence d’une norme sociale supportant la confiance.

Il y a nécessairement une dimension individuelle inévitable. Nous devons, à notre échelle nous comporter honnêtement, être fiable. Nous devons faire preuve de tolérance, de respect, de solidarité avec nos compatriotes, que ce soit dans notre vie privée, sur notre lieu de travail ou dans les lieux publics. Le comportement « civique » est ainsi une dimension clé. Cela suppose de changer notre façon de voir le monde, et notamment nos relations avec les autres.

Cependant, il est très difficile de changer nos comportements et nos croyances à une échelle individuelle si nous ne sommes pas persuadés que les autres en feront de même. Il faut donc créer ce que l’on appelle des « instruments » de coordination, pour inciter chacun, à son échelle, à changer.

Comment ? Tout d’abord en nous regroupant dans des associations, même informelles (puisque l’Etat a eu le mauvais goût de rendre plus difficile la création d’associations) et de petite taille. Pour créer des liens de confiance, il n’y a rien de mieux que le fait de se constituer en groupe pour faire avancer des sujets qui nous tiennent à cœur, partager des loisirs, des passions, ou simplement échanger et apprendre ainsi à mieux nous connaître et apprendre à mieux vivre ensemble[3]. C’est une dimension capitale de la construction du capital social, et c’est pour cette raison que le régime veille tant à restreindre la liberté d’association[4]. Il faut multiplier le nombre d’associations à l’infini.

Le deuxième instrument, non moins important, est constitué des mosquées. Il n’y a sans doute pas de meilleur endroit pour prôner les bons comportements, et je crois qu’il y va du devoir de tout imam d’utiliser la tribune qui lui est offerte pour prôner les comportements qui sont d’ailleurs ceux que le Prophète (PBSL) a donné en exemple et que l’Islam valorise. Le travail et l’effort, l’honnêteté, le respect, la solidarité, la bienveillance, la méritocratie, le respect de ses engagements, l’éducation, le savoir, voilà autant de valeurs que les imams doivent prôner dans leurs prêches[5]. L’Islam ce n’est pas une série d’interdits, c’est avant tout une éthique, une spiritualité. Nous avons trop tendance à nous focaliser sur les dogmes, en oubliant qu’être musulman c’est avant tout avoir des devoirs, des responsabilités, et partager des valeurs.

Enfin, il faut dénoncer les mauvais comportements, les stigmatiser, au lieu de les subir, de les accepter, ou même de les adopter, faute de pouvoir les changer. Je reviendrai sur ce sujet dans la suite, mais ceci peut particulièrement s’appliquer aux comportements des fonctionnaires et autres représentants de l’autorité publique.

Modifions nos comportements envers les institutions

Au delà de créer des liens, de favoriser une proximité entre les citoyens, l’un des objets de « l’association » est de contribuer à l’émergence d’un sens de l’intérêt commun. Il s’agit de faire en sorte que les citoyens puissent se rendre compte qu’ils peuvent s’unir pour défendre leurs droits et faire avancer l’intérêt général (à comprendre au sens d’intérêt de plusieurs individus). Je pense notamment à la pléiade d’associations de consommateurs, d’usagers, professionnels etc., qui existent dans les pays industrialisés. Pour être précis, je crois que pour atteindre l’objectif capital d’avoir des institutions qui rendent compte de leurs actes devant le citoyen[6], il faut que celui-ci existe enfin. J’entends par là qu’il doit émerger une véritable citoyenneté dans notre pays. L’algérien doit prendre conscience de ce que « citoyen » signifie, des responsabilités et des devoirs qui lui incombent. L’algérien subit les lois et les règles de la cité, le citoyen algérien contribue à leur définition. En particulier, il agit sur les institutions pour influencer leur comportement et les rendre responsables de leurs actions devant la « communauté des citoyens algériens ». Comment le faire autrement qu’en brûlant des pneus et en fermant des routes[7] ?

Encore une fois en se constituant en associations de différentes natures (de chômeurs, d’étudiants, de parents d’élèves, d’usagers du secteur public, de consommateurs, de petits commerçants, de travailleurs, etc.) qui : identifient les problèmes, recensent les dysfonctionnements et abus des institutions à tous les niveaux (du niveau local au niveau national) et les dénoncent publiquement (presse sur Internet, réseaux sociaux, en créant des sites Internet dédiés à ça, sur le modèle de netkallim.com par exemple, etc.), proposent des solutions et interpellent les pouvoirs publics pour les mettre en œuvre etc.[8] La dénonciation des comportements abusifs de l’administration et de la corruption, même à petite échelle, est une nécessité si l’on veut enfin responsabiliser les institutions. Il faut que l’intérêt et les droits de chacun deviennent ceux de tous. Il faut penser et agir comme « un ». La fin de l’arbitraire de l’administration, de la hogra,  ne viendra que du regroupement en associations, informelles s’il le faut, qui défendront les intérêts des citoyens face à l’arbitraire des institutions.

Je suis alors persuadé que les idées foisonneront, que la société civile se ranimera et que nous pourrons, dans la sérénité, faire bouger les lignes autour des institutions. Il faut voir le fonctionnaire comme ce qu’il doit être, un serviteur de la collectivité. Même si la fiscalité hors hydrocarbures ne constitue pas l’essentiel des ressources de l’Etat, ces fonctionnaires sont payés par la rente, et cette rente est propriété du peuple algérien.

Ceci est un prérequis, pour tout changement positif. En fait, c’est même la seule issue pour toutes les composantes de l’Algérie, que ce soit le pouvoir ou le peuple. Quand je parle du pouvoir, il s’agit de ses composantes les moins « obtuses », celles qui ne sont pas dans une logique de perpétuation du régime, sans toucher à aucun de ses fondements, à n’importe quel prix. Je parle également de celles qui ne sont pas dans le mépris total du peuple, au point de le croire incapable de se prendre en main. Enfin, il s’agit de ceux qui ont compris que tôt ou tard l’histoire de l’Algérien reprendra le cours dont on l’a déviée et que, in fine, le peuple ne pourra que triompher et reconquérir sa souveraineté. C’est du moins ce que l’histoire des peuples nous enseigne.

Le risque, si on ne s’attèle pas à refonder la société civile, est que la dynamique décrite dans la première partie de cette série d’articles, continue son cours.

Quels scénarios positifs de changement la refondation de la société civile peut-elle supporter ?

Ce sera l’objet de la quatrième et dernière partie sui sera publiée dans les prochains jours.

A suivre


[1] En ce sens, Ennahda en Tunisie ou les Frères Musulmans en Egypte, ne pourront pas indéfiniment éviter les questions sujets socio-économiques qui préoccupent le plus les citoyens.

[2] On comprend très mal l’individualisme que l’on prête à la société américaine. C’est le pays au monde qui compte le plus d’associations par habitant.

[3] J’ai été absolument ravi lorsqu’il y a quelques mois j’ai appris que les habitants de la cité Malki à Alger ce sont constitués en association pour mieux gérer la vie de leur immeuble. Ils se sont par exemple entendus pour gérer collectivement le problème des déchets etc.

[4] Robert Putnam attribue la réduction du capital social au Etats Unis au recul de l’activité associative (qui a par exemple été mise à mal par la télévision).

[5] L’Islam ne manque pas d’histoires, de hadiths et de récits en tout genre pour remplir les prêches durant plusieurs mois au minimum.

[6] C’est un thème central dans le travail de l’initiative NABNI sur la gouvernance.

[7] C’est une question qui m’a été posé en Algérie lors d’une conférence.

[8] L’Etat vient d’annoncer la création d’un observatoire du climat social, avec notamment pour but d’identifier les zones de tension entre l’administration et les usagers. Quand on sait l’inutilité de l’autorité en charge de la lutte contre la corruption, on est en droit de douter de l’efficacité d’un tel observatoire, surtout s’il n’est pas indépendant des institutions et qu’il n’implique pas la société civile.