"Pièces détachées", ou la révolution par les mots…

Redaction

benfodil L’idée est plutôt saugrenue. Certains la juge inappropriée, d’autres au contraire, indispensable. Quoi qu’il en soit, elle ne fait pas l’unanimité, loin de là. Elle a même mené son initiateur au commissariat de police. Des agents de l’ordre public l’ayant découvert en flagrant délit de lectures sauvages, sans aucune autorisation, au beau milieu d’un endroit calme, sous l’ombre d’un arbre.

Nom du coupable : Mustapha Benfodil. Profession : journaliste. Passion : participer à tous les mouvements insolents, à condition qu’ils soient démocratiques. Pire le coupable n’en est pas à sa première tentative.

Petit résumé des faits : Le journaliste Mustapha Benfodil avait entamé au mois d’Août dernier une séries de représentations de son œuvre « pièces détachées lectures sauvages ». Un enchaînement de lectures de la pièce théâtrale Les Borgnes ou le Colonialisme intérieur brut écrite par ses soins. Le principe résidait en l’intrusion dans des endroits « publics » aussi différents qu’improbables afin d’y réaliser cette performance artistico-clandestino-politique. C’est donc en mode commando, sans en demander la permission ni une quelconque autorisation au préalable que les lectures devaient avoir lieu. Son mobil « casser la médiation des opérateurs culturels et de la bureaucratie des théâtres d’Etat, aller directement à la rencontre du public, et ce, sans demander l’avis ni l’aval d’aucune autorité » d’après les propres dires de Mustapha Benfodil.

Comme convenue, l’idée fait son chemin, et le 15 juillet dernier l’artiste a lancé sa première représentation. Au beau milieu d’une exposition du festival panafricain, perché sur un échafaudage, l’orateur s’adressera pendant plus d’une heure à une première vague de spectateurs (une vingtaine de personnes étaient présentes) qui avaient fait le déplacement pour l’occasion. Le spectacle provoque quelques réactions des agents de sécurités, mais rien de grave. La représentation se termine en plébiscite, et une séance d’autographes est même improvisée vers la fin. Une quinzaine de jours plus tard, une deuxième lecture est organisée dans la même idée que la précédente. Cette fois ci, elle a lieu dans la mythique « maison hantée » dont tous les algérois ont entendu parler. Nichée sur un rocher sur la côte algéroise, cette maison aux allures de château non habité, et qui, selon une légende urbaine, serait hantée.

Est-ce le choix du lieu, insolite pour l’occasion, l’intrigue qui l’entoure, ou le principe encore plus saugrenu du cycle des pièces détachées qui a fasciné? En tous cas, elle fera l’affaire. Le public est au rendez vous, avec, détail important, une forte présence de la gente féminine (d’habitude très rare dans cet endroit). Cette vieille bâtisse coloniale, désertée et délabrée où sont amassés des tas canettes et autres bouteilles d’alcool, s’est retrouvée squattée le temps d’une lecture par d’improbables hôtes. Un pur moment de bonheur qui n’a pas attiré que des amateurs de 4eme art.

Rameuté par le cortège grandissant qui a précédé le tapage artistique que fut le spectacle, tout un groupe de jeunes du quartier, plus attirés par les spectateurs que par le spectacle en lui-même ont finalement suivi la mise en scène de bout en bout. Peu gêné par les vivats des estivants venus se rafraîchir non loin, sur la plage que surplombe ce placard à fantômes, la reproduction prend vite une tournure légère, que l’auteur agrémentera de quelques artifices matériels et verbaux. Un succès qui confirme l’attente du public en œuvres nouvelles et originale, et qui persuadera Mustapha Benfodil et son équipe de la nécessité de ne pas s’arrêter en si bon chemin.

Les jours passent et le cycle suit son cours. En parallèle, la communauté Facebook s’engage au côté de l’artiste, et fait sa promotion. Il ne s’est passé qu’une semaine, que les internautes en redemandent. A chaque étape de la représentation un lieu encore plus improbable est sélectionné. C’est finalement Tipaza et son site antique qui abriteront Mustapha Benfodil et consorts.

Le crime était presque parfait

Le jour J, même le soleil est au rendez-vous. Tous les indicateurs sont au vert, et le public encore plus nombreux que d’habitude. Le moment venu, le comédien (Mustapha Benfoudil muni d’instruments pour la mise en scène) qui entame son spectacle, ne se doutait sûrement pas à la (mauvaise) surprise qui était réservé à l’étape de Tipaza. Interrompu 2 fois par les agents de sécurité pour des explications, contraint de se déplacer, Mustapha Benfoudil et ses spectateurs, il finira par se faire embarquer par la police. Il apprendra par la suite, que ses fans ont tenté de d’aller au bout de la pièce en se relayant pour continuer à lire l’œuvre qu’ils étaient venus apprécier.

L’incident fera un tollé dans le monde artistique, et une chaîne de solidarité indescriptible se crée autour des « pièces détachées ». Nombre d’associations artistiques, de gens du cru, et autres simples admirateurs prennent faits et causes pour le concept, qu’ils décident de défendre aux côtés du journaliste d’El Watan. Résultats, des tonnes d’invitations viennent de toute part pour accueillir ces lectures sauvages. Et c’est dans la logique des choses, que Benfodil prendra la route de Bejaia ou on lui réservera un accueil des plus chaleureux. Après deux lectures dans les villes de Bejaia et d’El kseur, l’artiste dira en s’adressant directement à ses lecteurs «Je reviens d’El Kseur et de Béjaïa les poumons gorgés de l’air frais de la Vallée de la Soummam et la fierté de ses montagnes altières et de ses hommes déterminés et intrépides. Un grand merci au merveilleux public qui a été au rendez vous. Dernière ligne droite avant sahat echouhada, le 5 octobre. Maintenant a toi de jouer Alger. »

La récidive

Alors qu’une cérémonie avait été organisée à la mémoire des morts de 5 octobre 88 par l’association RAJ au niveau de la place des martyrs, Mustapha Benfodil qui devait faire quelques lectures de sa pièce Les Borgnes ou Le Colonialisme intérieur brut, en a été empêché par les forces de sécurité dès les premiers balbutiements. Délogés d’une stèle qui surplombe la mythique place inondée de monde ce jour-ci, les initiateurs tentent tant bien que mal de reprendre leurs « actions » quelques mètres plus loin, sans opposer aucune résistance à la police présente en nombre.

Rien n’y fait. La foule est contrainte à partir. C’est ce qu’elle fera, une longue marche s’en suit jusqu’à la grande poste. Plusieurs centaines de personnes suivent le mouvement de foule, gentiment accompagnés par les dizaines de policiers. Des slogans fusent ici et là, des coups de klaxons, de la part des automobilistes, des banderoles, des sit-in inopinés, ce qui devait être une calme lecture d’œuvres littéraires s’est transformée en une marche de contestation comme il n’y en a pas eu depuis une décennie dans la capitale. Un sit-in de quelques minutes est observé par les nombreux participants (plusieurs centaines), puis une acclamation en faveur de l’agitateur du jour viendra clore le « spectacle ».

Une seconde révolution par les mots se prépare ? Peut être pas, mais nous en sommes pas a l’abri.

Kh_louna

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