Une scène rare au cœur du désert
Il est difficile d’imaginer une scène plus paradoxale : un homme et deux enfants se baignant avec de l’eau jusqu’à la ceinture, non pas dans une oasis ou au bord de la mer, mais en plein cœur du Sahara algérien, à Aïn Salah, à plus de 1.000 kilomètres au sud d’Alger. Sous un ciel bleu immaculé, l’eau qui coule entre les dunes dorées est à la fois surprenante et porteuse d’espoir. Depuis plusieurs jours, des pluies abondantes et incessantes s’abattent sur le sud de l’Algérie, apportant une ressource inestimable à une région aride.
Si ces pluies sont une bénédiction pour les populations locales et les écosystèmes sahariens, elles posent également une question cruciale : comment conserver cette eau providentielle dans une région où elle s’évapore presque aussi vite qu’elle est tombée ? Alors que l’Algérie mise sur le développement agricole saharien pour assurer sa sécurité alimentaire, la gestion de cette précieuse ressource est devenue un enjeu stratégique.
Une pluie bénéfique, mais destructrice
En ce début de septembre, les wilayas du sud algérien connaissent un épisode pluvieux sans précédent. Des localités telles que Béchar, Tamanrasset, Timimoune, et El Bayadh enregistrent des précipitations jamais vues depuis des décennies. Les quartiers proches des oueds, d’ordinaire secs, sont submergés par des crues d’une intensité inédite. À Béchar, des ponts disparaissent sous les flots, isolant des villages entiers. Dans le village d’Arak, près de Tamanrasset, des camions tentent de franchir des ponts submersibles mais se retrouvent pris au piège des eaux furieuses, basculant sous la pression.
« La pluie est une bénédiction, mais aussi une menace si elle n’est pas bien gérée« , explique Ahmed Belkacem, un agriculteur de la région. « Nous avons besoin d’une meilleure gestion de l’eau pour transformer ces crues destructrices en ressources utiles. »
Timimoune, une Normandie au Sahara
Plus à l’ouest, à Timimoune, une transformation tout aussi étonnante est en cours. Des prairies verdoyantes, dignes des paysages normands, s’étendent à perte de vue. L’herbe, d’un vert éclatant, attire déjà les troupeaux de vaches et de moutons, ravis de profiter de ces pâturages temporaires. Ces scènes évoquent ce qu’était peut-être le Sahara il y a 11.000 ans, une époque où le désert était une terre fertile, comme en témoignent les meules de pierre retrouvées par les archéologues.
Cependant, comme le soulignent les experts, cette abondance d’eau est éphémère. « Les pluies sont extraordinaires, mais elles ne durent jamais », rappelle Fatima Azzouni, chercheuse en hydrologie. « La clé réside dans la manière dont nous conservons et utilisons cette ressource lorsqu’elle est disponible. »
Des causes météorologiques exceptionnelles
Selon les services météorologiques algériens, cet événement pluvieux est sans précédent dans les relevés modernes. Un bulletin météo spécial (BMS) avait d’ailleurs annoncé des précipitations pouvant atteindre 50 millimètres dans certaines wilayas du Sahara. Cependant, l’intensité des averses a largement dépassé les prévisions.
D’après le site écologique Reporterre, ce phénomène est attribué à un déplacement inhabituel de la zone de convergence intertropicale (ZCIT), une bande chaude et humide de l’atmosphère qui s’est installée plus au nord qu’à l’accoutumée. Les raisons exactes de cette perturbation météorologique restent floues, mais certains scientifiques y voient une conséquence directe du changement climatique, qui pourrait entraîner une augmentation des événements extrêmes dans les zones désertiques.
L’héritage des foggaras : une leçon des Anciens
Face à cette abondance d’eau, la question qui se pose est de savoir comment la conserver et l’exploiter de manière durable. Les hydrogéologues locaux s’accordent à dire que la solution pourrait résider dans l’adaptation des techniques anciennes, à l’instar des foggaras.
Ces ouvrages souterrains, inventés il y a plus de 9 siècles, sont des systèmes d’irrigation ingénieux utilisés dans les oasis du Sahara pour capter et acheminer l’eau souterraine vers les zones cultivées. Boualem Remini, un universitaire spécialiste des foggaras, a parcouru les oasis algériennes de 2008 à 2020 pour inventorier ces infrastructures. Selon lui, ces techniques pourraient jouer un rôle clé dans la gestion de l’eau au Sahara.
« Les foggaras sont l’exemple parfait d’une gestion durable de l’eau dans des environnements arides« , explique Boualem Remini. « Ces systèmes permettaient d’exploiter l’eau des oueds en période de crue et de la conserver pour les périodes de sécheresse. »
Remini a identifié sept types de foggaras, notamment les foggaras d’oued, qui, plus courtes que celles du Touat, permettent de capter l’eau des lits de rivières asséchées et de l’acheminer vers les oasis. Ce modèle pourrait être réhabilité et modernisé pour répondre aux besoins actuels.
Les barrages souterrains : une solution moderne
Inspirés des foggaras, les barrages souterrains, ou barrages inféroflux, sont une réponse moderne aux défis de la conservation de l’eau. Ces ouvrages permettent de capter l’eau dans les nappes alluviales sous les lits des oueds et de la retenir avant qu’elle ne s’évapore ou ne s’écoule vers la mer.
L’Algérie a déjà commencé à investir dans ces infrastructures. Par exemple, à Tadjemout (Ouargla), un barrage inféroflux sur l’oued Mzi permet de capter un débit de 400 à 800 litres d’eau par seconde. Ces ouvrages ont l’avantage de limiter l’évaporation, un problème majeur dans les régions arides où la chaleur intense assèche rapidement les réserves d’eau de surface.
« Les barrages souterrains sont essentiels pour la gestion de l’eau au Sahara« , affirme Kamila Baba-Hamed, hydrogéologue à l’université de Tlemcen. « Ils permettent de stocker l’eau sans subir les pertes importantes dues à l’évaporation, contrairement aux barrages classiques. »
Tamanrasset et l’avenir des barrages souterrains
À Tamanrasset, où cinq barrages souterrains sont déjà en place, la capacité de stockage cumulée est estimée à environ 30 millions de mètres cubes d’eau. Si ce chiffre peut sembler modeste par rapport aux barrages de surface, il est crucial dans une région où chaque litre d’eau compte.
Boualem Remini, qui a étudié ces barrages, plaide pour un renforcement de ce type d’infrastructure. « Aujourd’hui, neuf barrages inféroflux sont opérationnels dans les wilayas d’Adrar, Illizi, Tamanrasset, El Bayadh et Laghouat. Mais c’est insuffisant. Il faut en construire davantage dans toutes les régions sahariennes pour garantir l’accès à l’eau. »
Agriculture saharienne : un enjeu stratégique
L’enjeu de la gestion de l’eau au Sahara algérien dépasse largement le cadre de la consommation domestique. Avec ses projets agricoles de grande envergure, l’Algérie a fait de l’agriculture saharienne un pilier de sa stratégie de sécurité alimentaire. Trois projets majeurs sont actuellement en cours : la production de tomates sous serre à El M’ghair, une ferme géante de 270.000 vaches à Adrar, et un projet de culture de blé dur avec un groupe italien à Timimoune.
Ces projets nécessitent d’importantes quantités d’eau, et la viabilité de ces fermes dépend en grande partie de la capacité du pays à capter et à conserver l’eau des pluies et des crues sahariennes. Les barrages souterrains, les foggaras modernisées et les techniques de petite hydraulique sont autant de solutions qui pourraient permettre à l’Algérie de relever ce défi.
Tirer parti d’une ressource éphémère
Les pluies qui ont arrosé le Sahara algérien ces derniers jours sont une bénédiction. Mais elles rappellent aussi la fragilité des ressources en eau dans les régions arides. L’Algérie, à travers ses investissements dans les barrages souterrains et la modernisation des foggaras, montre qu’elle est consciente de l’importance de la gestion de l’eau dans ses projets de développement. Cependant, beaucoup reste à faire pour s’assurer que chaque goutte tombée du ciel soit exploitée au mieux.
En optimisant l’exploitation des crues et en construisant davantage d’infrastructures adaptées, l’Algérie pourrait non seulement assurer un approvisionnement en eau stable pour ses populations et ses projets agricoles, mais aussi se prémunir contre les futures pénuries, dans un contexte de changement climatique de plus en plus incertain.