Dans cet entretien accordé à Algérie-Focus, Halim Feddal, secrétaire général de l’
Parlez-nous d’abord de votre association. Est-elle agréée auprès des autorités algériennes ? Comment active-t-elle sur le terrain ? Quels sont les dossiers sur lesquels vous avez déjà travaillé ?
L’Association Nationale de Lutte contre la Corruption « ANLC » a été créée le 07/07/2012, par 28 membres : des ingénieurs, énarques ou des cadres répartis sur 14 Wilayas. Le régime Algérien a refusé l’enregistrement de notre association. Nous n’avons donc pas d’existence officielle. Et pourtant, nous avons respecté toutes les démarches imposées par la loi liberticide 12-06, pour pouvoir activer dans le cadre de la légalité, et après avoir épuisé toutes les voix de recours « administratives et judiciaires », nous avons décidé d’activer et de continuer la lutte en dépit de tous les risques de poursuites pénales.
Malheureusement, nous manquons énormément de moyens. Nos membres sont généralement des dénonciateurs, licenciés abusivement, harcelés et persécutés par les autorités. Et nous n’avons aucunes aide financière, ni localement ni au niveau des ONG internationales. L’association est financée uniquement par ses membres. Nous sommes membre du Conseil économique et social des Nations-Unies (ECOSOC) auprès de l’ONU et nous transmettons régulièrement des rapports détaillés sur la situation de la corruption en Algérie.
Le pouvoir oligarque nous a même empêché d’assister aux conférences de l’ONU sur la lutte contre la corruption : « Panama en 2013, et Saint Petersburg 2015 ». Nous avons entrepris plusieurs actions, dans le cadre de la lutte contre la corruption, dont essentiellement, la sensibilisation, la vulgarisation des dispositions de la convention de lutte contre la corruption de l’ONU «CNUCC» et la non-conformité des textes algériens avec celle-ci. Nous préparons actuellement un rapport détaillé sur la corruption en Algérie pour signaler les carences et les incohérences de la réglementation algérienne dans tous les domaines.
Nous recevons des dossiers de corruption à travers le territoire national, nous procédons au travail d’étude de ces dossiers et de conseils au profit des dénonciateurs et nous entamons parfois des investigations. Nous avons suivi le dossier des biens mal-acquis de Chekib Khelil et nous avons été en contact avec des ONG américaines et la justice américaine pour des éventuelles poursuites aux USA. En plus de la corruption financière, nous avons aussi travaillé sur des dossiers de dilapidation de foncier, fuite des capitaux …etc.
– Comment avez-vous obtenu ces documents internes du Groupement Berkine qui regroupe la compagnie nationale Sonatrach et la compagnie américaine Anadarko ? Il s’agit tout de même de 1150 contrats de gré à gré qui portent sur 5 années d’activités de ce groupement lequel exploite un gisement de pétrole stratégique au sud du pays. Quelle valeur accordez-vous à ces documents ?
Nous avons reçu ce lourd dossier par courriel le 17 Avril 2016. La source est anonyme. J’étais le premier membre de l’association à le consulter et j’étais sidéré de constater l’ampleur du drame algérien en matière de prolifération de la corruption. 1150 contrats passés de gré à gré simple pendant 5 ans soit 230 par an, d’un montant global qui se chiffre à des centaines de millions de dollars. Le gré à gré simple est une règle de passation exceptionnelle. Ces documents sont authentiques, signés par des administrateurs étrangers et algériens connus à la SONATRACH et ANADARKO. Il s’agit de demandes approuvées de passation de contrats divers «service, étude, fourniture et réalisation» de gré à gré simple. Ces marchés ont été attribués au profit des sociétés étrangères et algériennes. Ces documents sont l’aboutissement d’une procédure à des contrats éminents. Le responsable de la partie algérienne du groupement de Berkine est une personne très connue et qui vient d’être promue à un poste sensible à la direction générale de Sonatrach. Son identité va être divulguée prochainement.
Que dit la législation algérienne sur le fonctionnement des marchés de gré à gré ? Qu’est-ce qui est légal, autorisé et qu’est-ce qui est illégal ?
Un mot sur le code des marchés publics, le code de la honte. On constate à travers ses modifications récurrentes qui s’expliquent par le fait que le pouvoir en place veut le rendre beaucoup plus flexible pour bien faciliter les malversations, l’ambiguïté et l’opacité des démarches et surtout la main-mise du pouvoir exécutif. Le contrôle externe des marchés est assuré par l’exécutif, c’est-à-dire le maître d’ouvrage, et ceci est une aberration puisque le pouvoir exécutif est juge et parti .
Le code des marchés doit avoir le caractère d’une loi et non d’un décret. Une loi qui définit les règles générales de passation des marchés. Celle-ci sera réglementée par des textes subséquents des décrets exécutifs qui sont propres à chaque secteur car chaque secteur a ses spécificités et ses particularités. En d’autres termes, l’on doit définir les règles générales puis développer pour chaque secteur et chaque type de prestation des règles précises.
Le groupement Berkine est subordonné au règlement de passation des marchés publics adoptés par la SONATRACH. Les faits se sont déroulés entre 2011 et 2015. On peut donc se référer au code des marchés publics 10-236 et notamment à son article 2 qui stipule succinctement que les entreprises publiques économiques sont tenues d’adopter et de valider par leurs conseil d’administration le code des marchés publiques 10-236. Les entreprises publiques économiques ont adapté leurs propres règlements et leurs conseils d’administrations ont adopté ces règlements en 2012 conformément au décret présidentiel N° 12-23 modifiant et complétant le 10-236. Dans tous les cas de figure, la passation de marché du gré à gré simple sans formalités de mise en concurrence est possible dans six cas : situation de monopole , urgence, approvisionnement urgent, projet prioritaire. Et dans chaque cas, il faut un accord du comité de marché lequel accorde des droits exclusifs aux entreprises publiques.
Dans notre dossier sur Sonatrach et Anadarko, on évoque seulement les cas du monopole, d’urgence ou le lien technologique. Nous avons constaté que les motifs ne sont pas justifiés dans la majorité des cas. Il faut savoir que le gré à gré simple est interdit quand le seuil financier dépasse les 200.000 DA pour les prestations d’études et de services et 500.000 DA pour les prestations de fournitures de matériels selon l’article 6 du décret présidentiel 10-236.
Sonatrach comme ce groupement qu’elle co-gère avec la compagnie américaine Andarko n’obéissent pas au code des marchés publics. Selon nos informations, ils sont gérés par un code interne. Quel est le fonctionnement juridique de leur mode d’attribution des marchés ? Ont-ils le droit de recourir fréquemment, et pendant 5 ans, au gré à gré ?
On doit expliquer d’abord le fonctionnement des Groupements d’entreprises. Le groupement Berkine Sonatrach/ANADARKO a été créé en 1998 par Sonatrach et Anadarko pour assurer le rôle d’opérateur pour le compte de l’association avec un comité chargé de la supervision et la direction des opérations pétrolières. Deux administrateurs, l’un de Sonatrach et l’autre d’Anadarko se relaient tous les trois ans. Le travail se fait en équipe et les décisions sont collégiales. Le groupement Berkine est constitué conformément au code du commerce algérien en respectant les articles 796…799. Le groupement est lié par un contrat signé conjointement par les deux parties. Le groupement est soumis au droit algérien.
Les passations de contrats se sont déroulées lors de l’exercice budgétaire 2011. Pendant cette période,la SONATRACH a adapté ses règles de passation de marchés au code des marchés publics 10-236 par une directive relative à la passation des marchés de fournitures, de travaux, de fourniture et de montage d’installations, de services, d’études et de services de conseil.
La directive intitulée (R17) publiée le 26 janvier 2011, qui remplace celle du 8 avril 2010, prend en charge les nouvelles règles introduites dans le décret présidentiel n°10-236. La R17 reprend les dispositions des articles 43 et 44 du code des marchés publics en redéfinissant les cas qui autoriseraient le recours à la procédure de gré à gré dans l’article 2 de la directive R17. L’article 2 de la directive R17 stipule que : le recours au gré à gré simple se fait exclusivement dans les cas suivants : situation de monopole, urgence impérieuse, approvisionnement urgent, projet prioritaire d’importance nationale. Il faut à chaque fois l’accord du Conseil d’Administration pour valider un contrat de gré à gré.
Estimez-vous que ce mode de passation de marchés favorise les malversations et la corruption ? Peut-on parler d’opérations de malversation dans ce dossier puisqu’il s’agit de plus de 1000 contrats qui ont été conclus sans aucune procédure d’appel d’offres et sans aucune transparence ?
Les 1150 contrats passés de gré à gré simple est un constat terrible puisque c’est l’exception qui devient la règle. Il en découle de cette forme de passation de marchés l’absence de concurrence, la surfacturation, les malversations et bien évidemment des pots-de-vin et de la corruption. Nous n’avons pas pu encore savoir si ces contrats ont fait l’objet de travaux supplémentaires nécessitant des avenants, à savoir des « contrats auxiliaires », et qui peuvent augmenter les montants des marchés.
Le gré à gré simple est interdit dans tous les règlements : le principe d’élaboration des codes et des règlements régissant les passations de marchés publics est basé exclusivement sur la transparence afin de permettre la concurrence. Le recours massif au gré à gré simple soulève des interrogations sur les véritables intentions des administrateurs de Sonatrach et d’Anadarko car cet usage peut laisser de la place aux versements de pots-de-vin.
Quels sont les points qui ont soulevé votre attention ? Quels sont les axes qui relèvent, selon vous, de la malversation et de la corruption ?
C’est la généralisation de l’exception qui est le recours au gré à gré simple. Les montants dilapidés dans certains cas peuvent dépasser les 100% et les pertes peuvent être énormes pour notre pays et je suis certain que les américains ont bien protégé leurs intérêts. Dans presque tous les procès soumis à l’arbitrage international, le gouvernement algérien a toujours perdu. C’est dire que dans ces circonstances, les contrats sont presque toujours en faveur des étrangers. C’est pour dire que nos responsables peuvent ne pas être uniquement des corrompus, mais aussi des traîtres à leur nation. D’ailleurs, le premier haut responsable incriminé dans cette affaire, d’après la lettre de dénonciation qui nous est parvenue, affirme haut et fort qu’il est « intouchable » et qu’il est « le protégé des américains » ! Heureux les martyrs qui n’ont rien vu.
Quelle est la responsabilité de la direction générale de Sonatrach dans ce dossier ? Et qu’en est-il de la responsabilité du gouvernement et des autorités algériennes ?
D’abord, j’aimerai expliquer l’organisation et le fonctionnement de la Sonatrach. La Sonatrach est une SPA de droit privé et de fonds publics, régi par le droit privé du « code du commerce ». La Sonatrach est propriété de l’Etat. La composition de l’Assemblée générale de Sonatrach qui est juridiquement propriétaire de la SONATRACH est comme suit :
Le ministre de l’énergie, le ministre des finances, le responsable de l’autorité de la planification, le gouverneur de la Banque d’Algérie, un représentant de la présidence de la République. Cette Assemblée générale des actionnaires de Sonatrach est présidée par le ministre chargé de l’énergie. La réglementation énumère l’étendue des pouvoirs de l’Assemblée générale qui statue sur : Les programmes généraux d’activités, les rapports des commissaires aux comptes, le bilan social et les comptes de résultats, l’affection des résultats, l’augmentation et la réduction du capital social, les créations de sociétés en Algérie et à l’étranger, la désignation des commissaires aux comptes et les propositions de modification des statuts.
Il y a aussi le conseil national de l’énergie qui est composé de : des membres de l’Assemblée générale des actionnaires de Sonatrach, à savoir le ministre de l’énergie, le ministre des finances, le responsable de la planification, le gouverneur de la Banque d’Algérie, en plus des autres membres comme le chef du gouvernement, le ministre de la défense nationale et le ministre des affaires étrangères. Le secrétariat de ce Conseil est assuré par le ministre de l’énergie.
L’assemblée générale délègue tous ces pouvoirs au conseil d’administration qui lui est contrôlé par les propriétaires de la Sonatrach, à savoir l’assemblée générale. Le Conseil d’administration est composé de deux représentants du ministère de l’énergie, de deux représentants du ministère des finances, d’un représentant de la Banque Centrale, le PDG de Sonatrach, deux représentants des travailleurs, quatre membres du comité exécutif de Sonatrach, une personnalité choisie pour sa compétence dans le domaine des hydrocarbures, désignée par le ministre de l’énergie. Le C.A est présidé par le PDG.
Le Conseil d’Administration a pour mission l’examen et l’approbation : des projets de programmes généraux d’activité, le budget, les projets du bilan social et des comptes de résultats, les demandes des titres miniers aux autorités compétentes, les projets de contrats d’association, les projets de contrats de vente à long terme d’hydrocarbures, les extensions d’activités, les concours bancaires et financiers, les projets de création de sociétés en Algérie et à l’étranger, les prises de participation en Algérie et à l’étranger, l’organisation générale de l’entreprise, la convention d’entreprise et le règlement intérieur, les statuts du personnel et des conditions de recrutement, de rémunération et de formation dans le cadre de la législation en vigueur, la communication à l’Assemblée Générale des actionnaires du rapport de gestion de Sonatrach une fois par semestre et autant de fois que le demande l’Assemblée Générale. Il veille aussi que Sonatrach exerce ses activités concourant à la réalisation de son objet social dans le strict respect des lois et des règlements régissant les hydrocarbures, l’application des lois et règlements édictées par le ministère des hydrocarbures pour optimiser l’exploitation des hydrocarbures et lLa communication au ministère des hydrocarbures de toute information pertinente.
On peut conclure donc estimer que la responsabilité juridique du ministre de l’énergie et des autres membres de l’Assemblée générale des actionnaires de Sonatrach est engagée à titre collectif et personnel dans l’usage et l’emploi illicite des ressources de l’entreprise. La responsabilité est partagée entre l’Assemblée générale et le Conseil d’administration. N’oublions pas les responsables du groupement Sonatrach/Anadarko qui ont favorisé le recours massif au gré à gré simple.
Sommes-nous enfin devant un nouveau gros scandale qui risque d’ébranler le secteur de l’énergie ? Comptez-vous saisir la justice pour réclamer le déclenchement d’une enquête judiciaire ?
Je dois vous avouer que les grandes affaires de corruption dans le secteur du pétrole ne sont pas près de se tarir en Algérie, elles se suivent et se ressemblent. Beaucoup d’affaires sont restées sans suites jusqu’à ce jour et je peux vous affirmer aussi que cette affaire est l’arbre qui cache la foret car je suis certain que la société mère Sonatrach échappe à tout contrôle et que la situation en matière de corruption est beaucoup plus grave. Je souligne enfin que la source anonyme qui nous a transmis ce dossier a a adressé également un courrier au Président de la République, au ministre de la justice, au ministre de l’énergie, à la cellule de traitement du renseignement financier, le commandement de la gendarmerie nationale, la Cour des Comptes et le tribunal de Bir Mourad Rais. Et jusqu’à à ce jour, aucune de ces instances n’a bougé.