Il y a deux nations dont l’histoire contemporaine a forcé l’admiration du monde : Le Vietnam et l’Algérie. Deux pays arriérés et pratiquement illettrés, peuplés de paysans dont on a confisqué les terres et dont les enfants sont partis mourir en Europe pour la liberté des autres. Deux peuples qui ont juré de se libérer et qui n’ont eu peur ni du froid ni de la faim, ni des barbelés, ni de la gégène, ni du napalm. Deux peuples qui savaient qu’au bout de l’enfer il y avait la liberté et qu’il valait mieux mourir libre que de vivre asservi. Le Vietnam est venu à bout de La France puis des USA et l’Algérie a renvoyé La France. De la part des deux peuples, ce n’était plus du courage. Ce n’était plus de l’audace. C’était de l’insolence. Le pot de terre avait brisé le pot de fer. Le monde était abasourdi.
Nos combattants à nous méritent notre dévotion éternelle. Nos jeunes et nos moins jeunes ont-ils au moins idée de ce qu’a enduré notre peuple ? Des villages entiers rayés de la carte, des exécutions collectives, des bombardements au napalm, des charniers, de la torture et des viols. Du reste les mots ont-ils un sens pour ceux qui ne savent pas de quoi on leur parle ? Qui parle aujourd’hui du Premier Novembre ? Qui d’entre nous prend un moment pour penser à nos chouhadas. Qui d’entre nous réunit une fois par an sa famille, ses enfants, ses voisins pour leur rappeler ce que notre peuple a enduré ? Qui leur raconte les rafles, les GMC qui s’arrêtent à l’aube, les soldats qui fracassent les portes, les fouilles et les humiliations, les coups de pataugas dans les reins et les crosses sur les tempes ? Les hélicoptères qui pourchassent, qui bombardent, qui font du rase-motte dans les douars et qui empoisonnent les puits ?
Chaque Premier Novembre, ce jour-là, tout le pays devrait s’arrêter deux ou trois minutes dans un silence total, à l’appel des sirènes comme au Japon, pour penser à nos morts et nous rappeler ce pour quoi ils sont morts. Ce jour-là, nous devrions faire une prière pour les absents, déposer des gerbes de fleurs partout, même si les stèles et les monuments à leur gloire ne sont pas encore là.
Ce jour-là, nous devrions emmener nos enfants visiter les musées qui racontent notre révolution. Mais au fait où sont-ils ces musées ? Où sont les témoignages de notre gloire passée ? Où sont les films et les murs d’images pour nous rafraîchir la mémoire et marquer celle de nos enfants ? Leur dire que des hommes ont préparé ce grand jour dans le plus grand secret, durant de longues années de clandestinité et de trouille au ventre. Que de jeunes paysans ont rejoint les montagnes avec pour tout bagage, la moitié d’une galette, quelques dattes sèches et du courage à revendre. Que le pays entier s’est soulevé ce jour-là, sans télex, sans morse, sans Internet et sans portable et avec de vieux fusils de chasse. Que les femmes préparaient et posaient les bombes dans les villes.
Qu’un million et demi d’hommes de femmes et d’enfants sont morts dans un pays qui comptait moins de neuf millions d’habitants. Qu’il faut se rappeler le prix de la liberté. Que nos représentants qui sont partis négocier la paix avec les Français avaient moins de vingt huit ans de moyenne d’âge. Que rien ne les faisait douter de l’indépendance inéluctable. Qu’ils étaient culottés et que c’étaient nos champions.
Mais il ne faut pas leur dire que notre révolution a été trahie, que nos députés et sénateurs sont analphabètes, que nous avons oublié le pays profond, qu’il y des enfants qui font des kilomètres à pied pour aller à l’école, que cette école ne les mène à rien, que dans les montagnes on attend toujours l’électricité, qu’il y a des gens qui volent l’argent public, que les fils de riches se font soigner à l’Etranger, qu’on vend du pétrole pour acheter des manches à balai en Chine, que nous faisons venir des étrangers pour construire nos maisons, que nous allons en Tunisie pour nous soigner les dents et que nous n’avons même pas le droit de nous baigner l’été, quand il fait chaud, que les enfants sont en vacances et que nous ne savons pas quoi en faire. Ne leur dites rien de tout cela même si vous vous doutez bien qu’ils le savent. Pour ne pas les faire souffrir. Pour ne pas les faire désespérer et pour qu’ils restent fiers de leur pays.
Dites-leur seulement que nos parents sont des héros, qu’ils sont morts pour nous, pour que nous vivions libres et ne plus jamais subir l’injustice, l’arbitraire et le fait du Prince. Cela fait toujours du bien.
Aziz Benyahia