Morad Chani est le neveu du principal accusé dans le scandale de l’autoroute Est-Ouest, à savoir le banquier algéro-luxembourgeois Chani Medjdoub. Il est aussi le porte-parole de la famille de cet accusé qui a entamé une grève de la faim la semaine dernière pour protester contre sa condamnation à la prison. Une condamnation qu’il qualifie d’injuste car, estime-t-il, son procès est « politique ». Morad Chani, qui s’inquiète pour la vie de son oncle, a accepté de se confier à Algérie-Focus. Après plusieurs mois de silence, il décide de tout raconter et livre les dessous de ce méga-scandale aux immenses ramifications. Des hauts gradés du DRS jusqu’à Amar Ghoul, notre interlocuteur révèle les dessous d’une affaire de corruption qui implique le sommet du pouvoir en Algérie. Un entretien qui devrait interpeller notre justice, laquelle ne souhaite visiblement pas explorer certaines zones d’ombre de ce procès.
Algérie Focus: Votre oncle, Chani Medjdoub devient vite l’accusé principal du scandale de l’autoroute Est-Ouest qui ne cesse de prendre de l’ampleur. Parlez-nous un peu de votre oncle. Qui est-il ? Comment se fait-il qu’il se soit retrouvé impliqué dans cette incroyable histoire de l’autoroute Est-Ouest ?
Morad Chani: M.Medjdoub dit « Med » CHANI est né le 5 janvier 1952 à Ain Sefra en Algérie. En 1984, il épouse Margy Pesch , de nationalité luxembourgeoise et enseignante à l’université d’Oran (deuxième ville d’Algérie ) à l’époque . Ils auront deux enfants. En 1988, la famille quitte l’Algérie devant la menace croissante de la violence islamiste.
En 1992, Med CHANI a acquis la nationalité luxembourgeoise et pendant près de 25 ans, il a exercé la profession de conseiller financier et de fiduciaire au Luxembourg, notamment à travers sa société ADC conseil. C’est à ce titre qu’il a été approché par la société CITIC International pour l’assister à mobiliser et monter des financements pour ses projets au Gabon, notamment pour la réalisation d’infrastructures sportives et d’universités. Son intervention fut couronnée de succès et la relation avec CITIC International se consolida. Il fut également sollicité dans le même cadre pour divers autres projets à Dubaï et à Hunai (projet d’aménagement en Chine du sud). C’est également à lui que la société chinoise fit appel pour la mise en place de la garantie de bonne exécution exigée par les pouvoirs publics algériens, après l’octroi du marché au consortium CITIC-CRCC. M. Chani n’est intervenu dans le projet de l’autoroute Est-Ouest que bien après l’attribution du marché.
En 2008-2009, le consortium chinois se trouve en très grande difficulté pour avancer dans l’exécution du marché, du fait de blocages administratifs dans l’exécution des obligations à la charge de la partie algérienne, comme les expropriations pour cause d’utilité publique, l’approvisionnement en bitume qui relevait du monopole de la société NAFTAL, filiale de Sonatrach, de l’approvisionnement en explosifs qui relevait du ministère de la Défense nationale et surtout du blocage par le dénommé Khelladi du paiement des situations de travaux approuvées, blocage qui a duré plus de huit mois !
C’est dans ce cadre que CITIC International l’a sollicité pour sensibiliser le ministère de tutelle de l’Agence nationale des autoroutes (ANA) pour lever les obstacles qui pénalisent le projet. C’est ce qu’il a fait en rencontrant le Secrétaire général du ministère des Travaux publics, M. Bouchama qui, tout en restant dans son rôle de représentant d’une administration centrale, a activé les différents opérateurs concernés (walis pour les expropriations, Sonatrach pour le bitume et MDN pour les explosifs) et a mis le dénommé Khelladi devant ses responsabilités pour les blocages injustifiés des situations de travaux approuvées. C’est ce prétexte qui a été évoqué pour l’accuser ainsi que M. Bouchama de corruption et de trafic d’influence, accusation dont M. Bouchama a été acquitté et M. Chani condamné !
Votre oncle a écopé de 10 ans de prison et d’une amende de trois millions de dinars soit un peu plus de 27 000 euros. Le président du tribunal criminel d’Alger a également ordonné la saisie de tous ses biens immobiliers, mobiliers et comptes bancaires. Que pensez-vous sincèrement de ce verdict ? Que comptez-vous faire pour prouver aux Algériens et à la justice algérienne l’innocence de votre oncle ?
C’est un verdict incohérent. Si M. Chani est corrupteur, où est le corrompu ? Pour tenter de masquer cette incohérence, le Tribunal criminel d’Alger a condamné le colonel du DRS affecté au Ministère de la justice, le dénommé Ouazen, dit colonel Khaled, parce que ce dernier, sur une question orientée du Tribunal criminel, n’a pas voulu affirmer en audience publique que ses collègues de la police judiciaire militaire sont incapables de commettre des actes de torture et qu’ils sont respectueux de la loi. Le colonel Khaled n’avait aucune prérogative sur le projet de l’autoroute. Le ministère des Travaux publics et l’ANA sont dotés de leurs propres agents du DRS, comme toutes les institutions et organismes publics et probablement les grandes entreprises privées.
Chani avait raconté devant le juge qu’il a été victime de torture et de mauvais traitements lors de sa détention par des agents du DRS. Il avait révélé qu’il avait été kidnappé par des agents du DRS pour lui soutirer des aveux sous la torture et la contrainte. Il avait décrit des scènes insoutenables. Avez-vous des preuves matérielles qui étayent ces allégations de torture ? Avez-vous des rapports médicaux, un quelconque témoignage ou des éléments matériels prouvant ces pratiques de torture ?
Il a été démontré à l’audience que Chani a été arrêtée le 16 Septembre 2009. C’est son dénonciateur qui l’a affirmé, de même qu’il a confirmé que M. Addou Tedjeddine a été arrêté en sa présence le 19 septembre 2009. Khelladi a même affirmé qu’il a vu M. Chani dans les locaux du DRS le 24 septembre 2009, à la demande du général Djebbar Mhenna! M. Hamdane Salim a affirmé avoir été arrêté dans son bureau le 23 septembre 2009 à 19 heures, après qu’il ait été rappelé par l’officier du DRS détaché au ministère des Transports! Son épouse et ses belles sœurs ont confirmé à l’audience la date de sa disparition et la manière brutale avec laquelle les officiers du DRS ont effectué des perquisitions sans ordre de justice. M. Hamdane a décrit, comme mon oncle Chani, les supplices qu’il a subis dans les locaux (non identifiés) du DRS.
Aucun des prévenus n’a été présenté devant le procureur de la République près le Tribunal de Bir Mourad Raïs le 28 septembre, comme il est affirmé dans le dossier. C’est pourtant ce procureur qui a «renouvelé» la durée de la garde à vue du 28 septembre au 6 Octobre. C’est ce même procureur qui a délivré des ordonnances de perquisition datées du 28 septembre 2009, alors qu’elles ont eu lieu bien avant cette date. Ce sont des faits d’une extrême gravité que le Tribunal criminel d’Alger a refusé d’examiner en rejetant la demande de citation des témoins que la défense de M. Chani a présentée. Parmi ces témoins, figure le procureur de la République près le Tribunal de Bir Mourad Raïs et le juge d’instruction qui a auditionné M. Chani le 7 octobre 2009 à 3 heures du matin.
Les officiers du DRS ont poussé le cynisme jusqu’à joindre à leur rapport une « fiche de santé » portant entête du DRS et signée par un prétendu médecin qui n’a jamais examiné M. Chani, ni les autres prévenus. De même qu’ils y ont joint une déclaration de chacun des prévenus attestant qu’ils ont été traités convenablement durant leur garde à vue. Personne ne doutera que cette déclaration est offerte spontanément par des prévenus ravis de leur séjour dans les geôles du DRS !
Selon le témoignage de votre oncle, un autre membre de votre famille, un certain Larbi, aurait-été arrêté et torturé clandestinement par des agents du DRS. Est-ce vrai ? Que connaissez-vous de cette sombre histoire ?
Larbi, notre neveu, a été également enlevé et il y a des témoignages des salariés de la société « Oriflamme » (franchise suédoise détenue par mon oncle avant son incarcération) qui le confirment. Larbi est actuellement sous la protection de la justice luxembourgeoise. M. Chani a décrit comment les officiers du DRS lui ont présenté son neveu complètement nu et qu’ils l’ont déshabillé lui-même en présence de son neveu en menaçant de leur faire subir les pires humiliations qu’un homme puisse subir.
Votre oncle a confié qu’il était victime de « lutte de clans » au sein du régime algérien. De quels clans parlait-il précisément ? A qui faisait-il allusion ? Il avait aussi qualifié son procès « d’affaire politique ». D’après vous, en quoi ette affaire politique ?
Depuis 1979, le pouvoir en Algérie s’est nucléarisé. Il est exercé par différents groupes d’intérêts (clans) constitués autour de seigneurs (saigneurs) de guerre qui se répartissent plus ou moins paritairement la dépouille de l’Algérie. Ils donnent une apparence de cohésion, mais se livrent des guerres sans fin, comme des clans mafieux pour le contrôle de monopoles. Les parrains ne se tirent jamais dessus, mais règlent leurs comptes en s’en prenant aux caporaux.
Dans l’affaire de l’autoroute, il s’agit d’un différend entre certains clans du DRS représentés par les généraux Aït Ouarab dit Hassan et Djebbar Mhenna et le clan du Président, plus particulièrement de son frère Saïd. Le DRS enquêtait depuis longtemps sur les conditions d’octroi du marché aux consortiums chinois et japonais, mais ne pouvait s’attaquer directement au sommet du pouvoir qui a présidé à l’attribution des marchés. C’est pour cela que M. Amar Ghoul n’a jamais pu être inquiété. Il fallait donc le prendre de revers en s’attaquant à son secrétaire général. Mon oncle Chani a été utilisé par le DRS comme leurre pour accréditer la thèse de la corruption par les Chinois, d’autant qu’il a refusé de servir d’intermédiaire au général Hassan pour persuader le consortium chinois de verser à ce dernier une commission de plusieurs millions de USD ! Et à cause de l’échec du chantage de M. Khelladi d’extorquer des fonds aux Chinois et aux Japonais, en bloquant leurs situations de travaux approuvées et en multipliant les obstacles administratifs pour les expropriations et l’approvisionnement en explosifs et en bitume, tout a été orchestré, par la suite, pour ralentir le rythme d’exécution des travaux et tenter de mettre en faute les entreprises de réalisation.
C’est dans cet esprit de règlement de comptes que le dossier d’accusation est monté. Il constitue un véritable patchwork incohérent de différents dossiers sans lien entre eux. Qu’y a –t-il de commun entre l’autoroute Est-Ouest, le Tramway d’Oran ou les téléphériques d’Alger ? Ce sont, pourtant, ces trois volets qui sont assemblés pour constituer le dossier qui vient d’être jugé par le Tribunal criminel d’Alger sous le vocable « scandale de l’autoroute Est-Ouest », dossier dont les deux tiers des pièces et des accusés concernent les projets du ministère des Transports et les projets tramways et téléphériques.
Chani Medjdoub avait affirmé que « les gens qui poussent à l’affrontement entre les institutions de l’Etat sont les véritables responsables ». De quels gens parlait-il ? Avait-il des noms et pourquoi ne les avait-il pas révélés ?
Cette affirmation est tirée du P.V d’audition devant le juge d’instruction. Un témoin à charge dans ce dossier a déclaré que le ministre l’avait invité à venir rejoindre le camp du Président au lieu de rester dans le camp du DRS. C’est ce genre d’affirmation qui pousse à l’affrontement entre les institutions de l’Etat et les commanditaires sont également cités dans le procès.
L’un des accusés dans cette affaire de l’autoroute Est-Ouest, Mohamed Khelladi, avait accusé votre oncle d’avoir voulu fournir une caisse noire à l’étranger pour de hauts gradés du DRS. Que pensez-vous de ces accusations ? Qu’avez-vous à répondre ?
C’est une accusation à tort et tout à fait stupide pour la simple raison que les hauts gradés du DRS n’ont certainement pas besoin de mon oncle pour leur fournir une caisse noire à l’étranger. L’institution du DRS a des fonds certainement inépuisables, mis à leur disposition par l’Etat algérien et ce genre de déclaration ne fait que nuire à l’image du pays.
Quelle est la relation exacte qu’entretenait votre oncle avec la compagnie chinoise Citic ? Était-il chargé par cette compagnie de corrompre des dirigeants ou des cadres algériens ?
La relation de M.Chani avec la société CITIC International a débuté après l’attribution du marché de l’autoroute Est-Ouest au consortium chinois CITIC-CRCC. Son intervention dans le cadre du projet de l’autoroute Est-Ouest s’est limitée à la mise en place de la garantie de bonne exécution et des cautions de restitution d’avances par des banques européenne de premier ordre et à la prise en charge par les pouvoirs publics algériens, des obligations contractuellement mises à la charge de la partie algérienne, comme celles relatives aux expropriations, à l’approvisionnement en bitume et en explosifs pour les ouvrages d’art, notamment.
Medjdoub Chani avait évoqué sa société de conseil ADC, mais aussi APN, engagées avec Citic. Il avait reconnu avoir perçu 1,5 million de dollars dans le cadre du contrat avec les Chinois. Ces contrats et cet argent sont-ils au-dessus de tout soupçon de corruption ?
Les garanties de bonne exécution et les cautions de restitution d’avances représentaient près de trois milliards USD. Demandez à n’importe quel cabinet de consulting le coût de leurs honoraires pour une telle opération, sans compter d’éventuels success fees (commission de succès).
Mon oncle a un contrat de consulting avec CITIC International et ce contrat a été remis entre les mains de la justice. De toute façon, le procès a démontré largement qu’il n’y avait pas le moindre soupçon de corruption à l’égard d’un quelconque agent public, soit au niveau du ministre des Travaux publics, soit au niveau de l’ANA. Preuve en est, l’ANA ne s’est pas constituée partie civile contre mon oncle.
Dites-nous enfin ce que vous pensez sincèrement de ce scandale de l’autoroute Est-Ouest ? Qui en sont les véritables responsables, si votre oncle est innocent ? Avez-vous des informations précises et concrètes sur les véritables auteurs des pratiques de corruption pour réaliser ce méga-projet ?
Ce qui est certain, c’est que ce scandale a nui énormément à l’image de l’Algérie; et à aucun moment, il n’y a eu dans le procès la moindre preuve d’une quelconque corruption. Le phénomène de la corruption est par nature un phénomène politique. Il constitue la règle dans les régimes politiques autocratiques et l’exception dans les régimes démocratiques. La raison est évidente : dans les régimes démocratiques le contrôle du pouvoir est réel et efficient (contrôles parlementaires, institutions de contrôle indépendantes, presse libre, pas seulement privée, justice indépendante…); alors que dans les régimes autocratique, les institutions de contrôle n’ont qu’une existence formelle (les parlements sont des chambres d’enregistrement, les parlementaires ne doivent leurs sièges qu’à leur servilité vis-à-vis du pouvoir, la presse peut être privée mais toujours asservie, les institutions de contrôle n’ont qu’une mission de légitimation des actes du pouvoir politique).
La corruption est organisée en amont des projets, au plus haut niveau de décision. Il est quasiment impossible d’en apporter la preuve directe. Cependant, il n’est pas difficile d’établir le rapport entre les fortunes colossales de certains oligarques et la somme de leurs revenus légaux. La différence abyssale doit bien avoir une explication ! Aux niveaux intermédiaires, il ne s’agit plus de corruption dans sa définition légale, mais d’extorsion de fonds, c’est-à-dire obliger les entreprises bénéficiaires de marchés à verser de véritables rançons pour lever les obstacles érigés devant elles, comme ce fut le cas de Khelladi qui a bloqué les situations de travaux approuvés pour asphyxier les consortiums chinois et japonais.
Entretien réalisé par Abdou Semmar