Entretien/ Ferhat Mehenni, leader du MAK: « Il faut dépasser l’Algérie pour vivre enfin la liberté »

Redaction

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Chanteur engagé, Ferhat Mehenni était adulé. Les multiples arrestations dont il a été l’objet, ont fait de lui une des icônes du combat identitaire amazigh. Après un long combat au sein mouvement culturaliste incarné par le MCB, il s’embarqua dans l’activité partisane au sein du RCD, dont il fut l’un des membres fondateurs en 1989. Dans la foulée du Printemps noir, qui a ensanglanté la Kabylie en 2001, il fonda le Mouvement pour l’autonomie de la Kabylie (MAK) qui, comme l’indique son intitulé, revendique l’autonomie, puis l’autodétermination de la région. Désigné président d’un gouvernement kabyle en exil, l’Anavad, il est aujourd’hui, malgré les vives polémiques qu’il soulève, un personnage agissant de la scène politique locale et nationale. A ce titre, Algérie-Focus, lui ouvre ses colonnes. Entretien.

Algérie-Focus : Chanteur réputé, homme politique controversé, contesté, voire détesté, sans langue de bois qui est réellement Ferhat Mehenni ? .

Ferhat Mehenni : On peut noircir encore le tableau, si vous voulez. Je suis sûr que la majorité des Kabyles ne partage pas ce descriptif. Ceci dit, un acteur politique est toujours objet de controverse, constamment jugé sur son parcours et son actualité. En ce qui me concerne, j’ai des principes conformes à mes valeurs : la liberté, la rectitude morale, la laïcité, le respect d’autrui, de la vérité et du Droit. Les gens ont le droit de me juger sur mes paroles et non sur les mensonges de mes adversaires et de mes ennemis politiques, ils ont le droit de me critiquer sur la base de mes actes et non sur des ouï-dire.  J’ai du respect pour tout le monde, pour mon peuple en premier lieu, le peuple kabyle.

Vous avez commencé par défendre l’idée de l’autonomie de la Kabylie. Aujourd’hui, vous prêchez l’Indépendance. Honnêtement, en quoi la Kabylie est si différentes des autres régions d’Algérie pour qu’elle aspire à diriger son destin toute seule ? En quoi consiste « l’exception kabyle » dont parlent régulièrement les partisans du MAK ?

La Kabylie est un pays à part entière. Elle a son histoire, son identité, son territoire, son organisation socio-politique attestés depuis au moins le premier siècle du calendrier chrétien. Elle a perdu sa souveraineté en 1857 sous l’occupation française. De toutes les façons, depuis 1962, elle a toujours été maltraitée, rejetée, vécue comme l’obstacle majeur à une illusoire « unité nationale » de l’Algérie. Ces derniers temps, mêmes ses dynamiques entrepreneurs sont poussés à se délocaliser ou à s’expatrier. Ses officiers supérieurs, pourtant émérites, vivent sous la suspicion.

Ceci étant dit, la Kabylie n’a d’algériens que la colonisation et le déni d’existence. Il n’y a absolument rien qui la fasse ressembler aux autres. Mais les autres territoires et les autres peuples d’Algérie sont en train de la rejoindre dans leur quête de liberté. Comme elle, ils sont en train de se préparer à vivre souverains. Pour l’Algérie, le glas a sonné.

En dehors de cela, quelles autres ressemblances pointez-vous du doigt ? Nous parlons des langues différentes, nous avons des pratiques religieuses, des coutumes et des rêves différents. L’Algérie n’est pas une nation. C’est une création coloniale monstrueuse qui est restée à ce jour au stade où elle a été créée le 14/10/1839. A ce titre elle doit :

 1) obéissance à la France. Voyez vous-mêmes ! Même la succession de Bouteflika, c’est M. Hollande qui, ces jours-ci, a fait le déplacement à Alger pour la régler.

2) être au service de ses dirigeants et non de ses peuples.

L’Algérie est une mosaïque de peuples qui se sentent tous à l’étroit à l’intérieur d’un même Etat. L’Algérie les oppose les uns aux autres ! Regardez ce qui se passe depuis 2008, au Mzab, ou la manière dont sont perçus et traités les Kabyles, autant dans la rue, la cité ou les institutions de l’Etat ! Les Touaregs sont vécus comme une espèce de Martiens !… Pour vous rendre compte de l’absence de nation algérienne, observez les élections présidentielles : on ne vote pas pour un programme, une idée, un charisme. Chacun vote pour celui qui est de son identité régionale. C’est l’une des raisons pour laquelle le choix du président est du domaine exclusif de l’armée et non des urnes. Voyez comment les Chawis ont été traités par le Premier ministre aux dernières élections à cause de Benflis qui est des leurs !

Personnellement je ne veux plus de ces haines et de ces rejets. Je voudrais que chacun de ces peuples (Oranais, Constantinois, Kabyles, Chawis, Touaregs, Mozabites…) vive sa propre liberté dans son propre Etat.

Ne pensez-vous pas que votre projet politique divise le pays et accentue les divisions internes qui risquent de renforcer le régime central ? Que répondez-vous vos détracteurs lorsqu’ils vous font ce reproche ?

A chacune et chacun de juger ! Les divisions sont naturelles et historiques. Elles ne sont accentuées que parce que l’Algérie est en elle-même un pays carcéral.

Quant à mon action, elle vise à éviter de nombreux futurs bains de sang, que ce soit en Kabylie ou ailleurs. Elle est basée sur le droit, particulièrement le droit des peuples à leur autodétermination. Quand la Kabylie refuse de subir l’Algérie, l’arabisation de ses enfants, la dictature coloniale étrangère à ses valeurs et à son identité, elle exprime une aspiration légitime. Elle n’a plus le droit de compromettre la souveraineté de sa décision sur son destin, son économie, son éducation, sa sécurité, son développement économique.

Je considère que l’Algérie a occasionné  à la Kabylie un retard d’un demi-siècle sur tous les plans. C’est un crime contre l’humanité. La Kabylie à vocation à devenir une Silicon Valley nord-africaine et non à vivre à genoux, humiliée par un Etat voyou et raciste.

Que pensez-vous de ceux et celles qui vous accusent de rouler pour des puissances étrangères qui veulent nuire à l’Algérie ? En toute sincérité, y-a-t-il une relation entre le MAK et certains lobbies marocains qui veulent détourner l’attention sur la question du Sahara Occidental ?

Cela prête à rire ! N’inversons pas les rôles ! Au contraire, c’est moi qui cherche à utiliser les lobbies pour la cause kabyle. Cette vieille rengaine de la « main étrangère », qu’elle soit marocaine, israélienne, française ou américaine, et que sais-je encore, revient à chaque fois que le régime algérien traverse une mauvaise passe, ce qui est le cas en ce moment avec les crimes qu’il est en train de commettre contre le peuple du Mzab.  L’opinion n’en est pas dupe. Au lieu de parler de déstabilisation étrangère, examinons plutôt les causes qui sont défendues. Si la question kabyle est légitime, le reste des accusations tombe de lui-même. En fait, on accuse pour vider le débat de son contenu. Le procédé est éculé.

Et puis, reconnaissons que ceux qui nuisent réellement à l’Algérie et à ses voisins (Azawad, Libye, Niger, Tunisie, Maroc) ne sont pas ceux que l’on désigne officiellement. Ce ne sont autres que ceux qui la dirigent et qui se vivent, toute honte bue, comme une oligarchie, une secte, une annexe coloniale. Pour la déstabilisation ou la destruction de l’Algérie, il n’y a nul besoin d’une main étrangère. L’arrestation de Kamel Eddine Fekhar, le flagrant parti-pris de l’Etat algérien en faveur des Chaâmbas dans le conflit qui les oppose aux Mozabite vient de détacher irrémédiablement le Mzab de l’Algérie. On s’en rendra compte plus tard, les timides revendications autonomistes actuelles de Ghardaïa finiront bien par être un jour un raz de marée indépendantiste mozabite.

Avez-vous bien réfléchi avant votre voyage en Israël ? Est-ce digne des valeurs ancestrales kabyles de rendre hommage à un Etat qui massacre des enfants à Gaza ? Vous vous battez pour la liberté d’un peuple et vous tendez la main à un Etat qui assujettit le peuple palestinien ? N’est-ce pas une étrange contradiction, une incohérence ?

Le voyage en Israël est avant tout un acte de souveraineté nationale de la Kabylie. L’Anavad ne saurait calquer sa politique étrangère sur celle de l’Algérie.

Pour moi, tous les crimes sont condamnables. Pour autant, il me semble qu’il y a en Algérie de nombreux esprits borgnes. Ils condamnent Israël puis, sans aucun remords, vont voter Bouteflika qui a massacré 130 enfants kabyles lors du Printemps Noir. Au nom de quoi passent-ils le deuil des autres pour plus légitime que celui des Kabyles ? Les larmes d’autrui pour plus chaudes que les nôtres ? Le sang des autres pour plus cher que le kabyle ?

Quant à la comparaison entre les peuples palestinien et kabyle, il y a au moins cette grande différence. Les Palestiniens ont leur « autorité » reconnue par le monde entier, à commencer par Israël. Il y a quelques jours, c’est M. Benyamin Netanyahou en personne qui a appelé Mahmoud Abbas pour lui proposer la reprise des négociations entre Israéliens et Palestiniens. Les Palestiniens ont des territoires administrés par eux-mêmes, des représentations diplomatiques dans plusieurs pays du monde, des dizaines de pays arabes les financent à coups de milliards de dollars et ils ont un statut de membre à l’UNESCO et celui d’observateur à l’ONU, dont les portes vont bientôt s’ouvrir pour leur grand bonheur. J’en suis heureux pour eux et les en félicite. Ils sont mêmes dispensés de l’épreuve du référendum d’autodétermination que nous nous échinons à arracher pour nous. En revanche, les Kabyles n’ont rien, même pas une entité administrative officielle qui s’appelle la Kabylie ! Rien ! Et cela ne semble nullement scandaliser ceux qui nous reprochent notre visite à Jérusalem.

Je crois que ce que l’on me reproche en vérité n’est pas tant le fait d’aller en Israël qui serait juste un prétexte, mais de chercher des soutiens pour le droit du peuple kabyle à disposer de lui-même.

 Mon voyage en Israël, ce seul pays démocratique du Moyen-Orient, est un acte sain. Je n’hésiterais pas à y repartir s’il le faut.

Je suis un humble défenseur du peuple kabyle et j’irai chercher soutien là où on voudrait bien me le prêter. J’aurais aimé être reçu par tous les pays arabes, trouver un réconfort moral auprès d’eux. Hélas ! Jusqu’ici, aucun d’entre eux ne veut reconnaître la Kabylie et son gouvernement provisoire. Alors, mettez-vous à ma place !

Quelles sont les représailles que vous avez subies de la part des autorités algériennes ? Avez-vous été déchu de votre nationalité comme l’a rapporté la rumeur il y a quelques années ? Disposez-vous toujours d’un passeport algérien ?

L’assassinat de mon fils aîné Ameziane le 19/06/2004, est au-dessus de toutes représailles. Certes, il est intervenu avant mon voyage en Israël, mais il n’en est pas moins un châtiment pour avoir osé la liberté de mon peuple. L’affaire de la nationalité est ridicule. Sur la base de quel article de loi, un magistrat, actionné par un pouvoir issu de sous-officiers de l’armée française, serait-il fondé à déchoir de sa nationalité un Kabyle ayant de surcroît son père tombé pour l’indépendance de l’Algérie ?

Ceci dit, j’ai choisi de ne plus renouveler mon passeport algérien. J’ai bataillé pendant trois ans pour avoir le statut de réfugié politique en France et disposer enfin d’un « titre de voyage pour réfugié » conformément à la convention de Genève de 1951. Tant que je militais pour une Kabylie autonome, j’étais dans mon droit d’avoir un passeport algérien. En revanche, depuis la mise sur pied de l’Anavad, le gouvernement provisoire kabyle, ce serait de l’indécence de ma part de disposer d’un passeport d’une nationalité qui n’est plus la mienne. Aujourd’hui, ma seule nationalité est kabyle

Craignez-vous de rentrer en Algérie ? Nourrissez-vous le projet de retourner en Kabylie ? Votre terre natale vous manque-t-elle ?

Moi qui ai fréquenté tant de geôles algériennes ne peux en avoir peur. Je ne crains pas la mort, mais je ne suis pas non plus suicidaire ! Le combat politique pour l’indépendance de la Kabylie mérite que je le mène à son terme et je n’ai pas le droit de le laisser au milieu du gué. Je n’ai même pas le droit de tomber malade ! J’ai le ferme espoir de fouler de nouveau le sol de ma Kabylie natale, mais en territoire indépendant et libre.

Croyez-vous réellement que les Kabyles partagent vos idées ? Avez-vous pu mesurer l’ampleur et la popularité de vos idées ?

J’ai la ferme conviction que la majorité de mon peuple partage l’aspiration à une Kabylie indépendante. Un référendum en Kabylie me donnera raison, sans aucun doute. Permettez-moi de saluer toutes celles et tous ceux qui, sur le terrain, y travaillent sans relâche et avec abnégation.

N’y a-t-il pas une autre solution que celle de la séparation, de l’indépendance ? Dites-nous sincèrement comment vous voyez l’avenir de la Kabylie et de l’Algérie dans les cinq ou dix  années à venir ?

Je ne sais pas jusqu’à quand l’Algérie continuera d’exister. Elle est déjà condamnée. Charge pour les peuples qui en seront issus d’avoir l’intelligence et la sagesse de reconstruire patiemment non pas l’Algérie, ce résidu colonial, mais l’ensemble de toute l’Afrique du Nord (la Tamazgha) sur la base des intérêts de chacun de ses peuples, à l’image de ce que font les Européens avec peine aujourd’hui, mais en  mieux.

Je ne crois pas en une autre solution qui ferait de toutes les façons de nos enfants kabyles des Arabes. L’Algérie, de par sa création coloniale, ne peut vivre qu’en tant que dictature. Il faut dépasser l’Algérie pour vivre enfin la liberté. Tant que l’Algérie est là, il n’y aura ni autonomie ni fédéralisme, il n’y aura que la dictature. L’Algérie est l’obstacle majeur à la démocratie pour nos peuples. L’Algérie est génétiquement le contraire de la liberté.

Et si un jour votre projet aboutit, allez-vous imposer des conditions draconiennes aux Algériens qui souhaiteraient se rendre en Kabylie ? Et qu’en est-il des kabyles qui vivent dans le reste de l’Algérie ? Et ceux et celles qui sont mariés à des non-kabyles ? Honnêtement, avez-pensé à tous ces points avant d’élaborer votre projet politique ?

Il appartiendra au gouvernement kabyle dans une Kabylie indépendante de statuer sur la nécessité d’établir un visa ou non pour les étrangers à la Kabylie. Ce n’est pas de mon ressort. Quant au fait de se poser  des questions sur la manière de régler des questions de détails de lieu, de résidence et de vie matrimoniale, nous avons déjà un précédent : l’indépendance de l’Algérie. Il y avait bien des Algériens qui vivaient en France ou qui étaient en couples mixtes. Chacun a continué de vivre comme il le souhaitait. Pour le cas de la Kabylie aussi, chacun aura à vivre la citoyenneté de son choix. Les non Kabyles vivant en Kabylie seront traités sur un pied d’égalité avec les citoyens kabyles. La citoyenneté leur sera garantie.

Qu’est-ce qu’être kabyle réellement pour vous ? Et qu’est-ce qu’être algérien ?

Être kabyle, c’est d’abord une origine parentale, ensuite avoir le sentiment d’appartenance au peuple kabyle, vouloir partager son identité, sa langue et sa culture, les aimer et les promouvoir, partager ses rêves, ses épreuves et ses souffrances. Il y a bien sûr mille et une façons d’être kabyle. J’en ai tant rencontré. Toutefois, je ne pense pas que le fait d’être d’origine kabyle autorise quiconque à opposer à la nation kabyle un déni d’existence. Je vois par exemple sur les réseaux sociaux, ceux qui commencent par affirmer qu’ils sont kabyles, mais juste pour se donner le droit de dénier au peuple kabyle d’être indépendant. On ne peut pas aimer son peuple et lui souhaiter la soumission. Aimer son peuple c’est d’abord lui vouloir la liberté et l’épanouissement.

En revanche être algérien, c’est vivre avec une mentalité de colonisé, en se regardant obsessionnellement dans le miroir de la France pour savoir si l’on est arrivé à la cheville de celle-ci ou pas encore. Pour un Kabyle, être algérien c’est condamner son identité kabyle au folklore, puis à son extinction.

Comme je l’ai dit dans ma dernière conférence à Montréal, en tant que peuple kabyle, nous n’acceptons plus d’être une minorité nationale. Car une minorité nationale est condamnée à une mort, lente certes, mais sûre. Être algérien, c’est renoncer à sa véritable identité, c’est consentir au suicide collectif, suicide linguistique, identitaire et culturel. Je le refuse haut et fort. La Kabylie libre et indépendante vivra, la nation kabyle libre et indépendante vivra ! Les dés sont jetés. L’Histoire va enfin parler.

Si vous avez un message à transmettre aux Algériens, qu’ils soient kabyles ou non, quel est-il ?

Je dis aux Algériens auprès desquels nous n’avons pas bonne presse en tant que Kabyles que l’avènement d’une Kabylie indépendante sera le début de leur bonheur. Le bonheur de tous les peuples d’Algérie. La Kabylie ne se fera pas contre vous mais pour votre propre liberté et votre propre dignité. La Kabylie a vocation à tirer tout son environnement vers le haut. L’Algérie que vous aimez tant tire vers le bas, avec le racisme, le charlatanisme, le sous-développement, la rapine et la corruption. Avec la Kabylie indépendante vous verrez de vos yeux que d’autres rêves, d’autres fraternités et d’autres solidarités sont non seulement possibles mais réelles.