Longtemps chasse gardée des personnes mûres, les comités de villages en Kabylie, connu sous le nom de Tahjmaâth, accueille de plus en plus de jeunes algériens. Reportage.
Un vieil homme, la barbe blanche. Il est enveloppé dans un burnous blanc immaculé. Il est issu d’une famille influente. C’est l’amin de thajmaâth ou thajmaïth, le président d’une assemblée villageoise en Kabylie. C’est le cliché auquel tout le monde pense quand il est question du premier personnage d’un village kabyle. Au-delà de ce cliché, qu’en est-il aujourd’hui de ce personnage dont l’autorité est incontestable sur son territoire ?
Les plus âgés s’en remettent aux jeunes
Dans la daïra de Tizi-Gheniff, confédération des Iflissen Oumellil ou Iflissen n’Lver (pirates de la terre blanche ou pirate du tell), dans le sud-ouest de la wilaya de Tizi-Ouzou, ce portrait semble obsolète. Les présidents des comités de village, ou du moins les leaders, sont pour la plupart jeunes. Ils sont bien rasés et certains d’entre eux mettent du gel coiffant. Quand on assiste aux assemblées villageoises, on s’aperçoit que les jeunes, majoritairement instruits, sont les véritables décideurs. Non seulement ils ont leur mot à dire, mais ils sont souvent les auteurs des propositions adoptées. Mieux encore, dans les situations où le consensus fait défaut, les plus âgés parmi les administrés s’en remettent à eux pour trancher. « Vous êtes instruits et nous le sommes pas. Vous connaissez mieux que nous, à vous donc de prendre la décision qui vous semble meilleure », lancent-ils en direction des jeunes.
La Thajmaâth qui fait parler d’elle et que tout le monde cite en exemple ces dernières années est incontestablement celle du village Ameddah. Ce hameau d’environ mille habitants est perché à 800 mètres d’altitude. Il est situé à 7 km du chef-lieu de la commune de Tizi-Gheniff. Chikh Makhlouf est l’amin de ce village. Il a seulement 30 ans. Il est à la tête de cette structure depuis maintenant cinq ans. Il est détenteur d’une licence en sciences juridiques. Mais il est sans emploi et de surcroît célibataire. Ses temman (tamen au singulier), représentants de çof, sont aujourd’hui âgés entre 28 et 36 ans. Quel est donc le secret du succès de ces « gamins », pour reprendre le qualificatif utilisé par les vieux hommes du village, aux premiers temps de leur installation à la tête de thajmaïth ? « Le travail de terrain », estime Makhlouf. « Au début, c’était très difficile pour nous. Les vieux du village nous traitaient de gamins. Il y avait peu d’engouement chez les villageois. Nous étions dépourvus de l’autorité morale qu’avait les vieux amins et temman sur leurs administrés. Mais au bout de quelques mois d’activisme, de sacrifice et de dévouement, nous avions réussi à arracher plusieurs projets au profit de notre village grâce aux pressions exercés sur les pouvoirs publics à travers des réunions répétées avec les responsables concernés et plusieurs actions de protestation. C’est ainsi que nous avons acquis notre crédibilité et l’autorité morale indispensable à tout président d’assemblée villageoise », explique ce jeune amin.
« Avant, nous étions lésés et nous n’avions rien au village. Alors que nous ne disposions même pas des commodités les plus élémentaires au village, nos jeunes représentants projetaient loin et nous promettaient le raccordement de notre village au réseau de gaz naturel et le revêtement de la route du village en béton bitumineux (tapis). A l’époque, tout le monde en rêvait mais personne n’y croyait. Aujourd’hui, c’est chose faite et le rêve est devenu réalité grâce à ces jeunes », témoigne fièrement Rabah, la soixantaine, retraité de son état.
Une mutation démocratique
La crédibilité et la renommée de cette thajmaïth a dépassé les limites du village et a fait boule de neige. Depuis, beaucoup de comités ont vu arriver à leur tête des jeunes. Cela a permis de redynamiser la coordination des comités de village de Tizi-Gheniff, structure longtemps restée coquille vide. Cette coordination a contribué grandement à la couverture totale de la commune en gaz naturel et à l’accélération des démarches administratives et aux travaux de raccordement en interpellant à chaque fois les responsables locaux et de wilaya via des réunions et des manifestations de protestation. Aujourd’hui, les acteurs de cette structure font du raccordement de tous les villages de la commune au réseau de la fibre optique leur cheval de bataille. Ils suivent également de près le projet de réalisation d’une zone industrielle dans la région, qui risque de tomber à l’eau en raison d’un problème de foncier.
Dans la seconde commune de la daïra, M’kira en l’occurrence, une coordination des comités de village est également née. Les deux coordinations envisagent de faire front commun pour réclamer des projets structurants pour la région.
Le fonctionnement des comités et le déroulement des assemblées de village dans la région de Tizi-Gheniff démontrent qu’il n’y a plus de conflit de générations. Les jeunes se réunissent, débattent et décident au même titre que les vieillards. On est même tenté de dire que c’est leur voix qui est prépondérante. « C’est une véritable mutation démocratique », analyse un enseignant universitaire qui voit dans ce changement une adaptation des structures traditionnelles aux exigences de la vie moderne. Et, mieux, « une négociation implicite et aboutie d’un transfert de pouvoir aux jeunes générations que réclame, par ailleurs, l’instauration d’un Etat républicain respectueux des aspirations de la jeunesse ».
Yacine Omar