Les pays occidentaux, Etats-Unis en tête, juraient que l’utilisation d’armes chimiques par le régime de Bachar el-Assad représenterait une « ligne rouge » suite à laquelle une intervention armée deviendrait inévitable. Alors que le recours à de telles armes semble avéré, aucune action militaire occidentale ne semble réellement se profiler marquant ainsi la fin de l’interventionnisme occidental dans la région.
Atlantico : En décidant de ne pas intervenir, les pays occidentaux considèrent-ils la crise syrienne comme un problème régional sur lequel ils n’ont aucune prise ? En d’autres termes, assisterions-nous à la fin de l’internationalisation des questions régionales de cette partie du monde ? Si oui, comment expliquer cela ?
Jean-Marie Quéméner : L’interventionnisme occidental obéit à plusieurs critères. Le premier est politique : la « ligne rouge » est avant tout un problème politique plutôt qu’un problème opérationnel. La politique comme chacun sait – sans cynisme malvenu – est une chose fluctuante. La ligne rouge qui a été décrétée par Barack Obama sur l’utilisation des armes chimiques avait en fait déjà été franchie. Ce que les Américains cherchent à savoir désormais c’est dans quelles conditions, comment, pourquoi et sur quelle échelle des armes chimiques ont été utilisées en Syrie. Les Français sont sur la question plus dynamiques et demandent une intervention immédiate.
Après le critère politique, le second critère est opérationnel : il est très difficile d’opérer en Syrie. Je ne suis pas sûr par ailleurs, c’est une litote, que toutes les forces syriennes libres, ou de « la résistance » comme les appelle désormais Laurent Fabius dans un glissement sémantique intéressant – soient d’accord pour accueillir des forces étrangères sur le sol. Et puis lesquelles ? Des forces étrangères américaines sur le sol syrien ? Ensuite il s’agit de savoir de quelle intervention l’on parle : d’une aide militaire forte du type frappe à interdiction de survol, ou alors va-t-on se contenter de livraison d’armes. Pour l’instant la livraison d’armes est évoquée et déjà se heurte à des problèmes de logistique assez compliquée. D’autant que l’on ne sait pas à qui vont arriver ces armes. Il faut d’ailleurs également sécuriser les canaux de livraison d’armes. Tout cela est donc assez compliqué.
S’il n’y a pas encore eu d’intervention plus forte de la part de la communauté internationale, c’est aussi par respect du droit. En théorie il n’y a que l’ONU qui soit capable d’avaliser une intervention sur ce type de conflit. Une résolution des cinq membres du Conseil de sécurité serait nécessaire, alors que la Chine et la Russie s’y opposent. Pourquoi, parce que nous sommes déjà partis en guerre en leur faisant prendre des vessies pour des lanternes, c’était en Libye, et du coup ils se sont dit « plus jamais ça ». La situation diplomatique en Syrie est aussi la directe conséquence du « trucage » qui a été réalisé entre l’OTAN et l’ONU sur la question de l’intervention en Libye.
Maintenant, suite à l’utilisation de gaz chimique, supposons que la Chine et la Russie lèvent leur véto. La question initiale revient alors : on fait quoi en Syrie ? Il faut non seulement connaître le terrain, mais on peut se poser ces questions : on envoie qui, quoi et où ? Envoyer des troupes à Damas pour qu’ils se fassent massacrer d’une façon ou d’une autre ? Sécuriser les frontières ? Pas facile. Le problème c’est que tout le monde veut que cette situation s’arrête pour repartir sur des bases plus saines, mais c’est compliqué à mettre en œuvre. N’oublions pas non plus qu’il s’agit d’un pays important : la Syrie, comme Égypte, a longtemps été le gendarme du Proche-Orient.
Didier Billion: Le problème principal demeure que les puissances occidentales ne veulent pas intervenir militairement sans un mandat légitime. Or, celui-ci ne peut provenir que du Conseil de sécurité de l’ONU. Dans le cas d’une éventuelle résolution prônant une intervention militaire en Syrie, il est évident que l’unanimité ne pourrait être obtenue. Or, ceci constitue l’une des conditions indispensables pour pouvoir autoriser une intervention au nom de l’Organisation. On pourrait également envisager l’intervention dans le cas où l’un des membres permanents du Conseil de sécurité s’abstiendrait. Mais dans la mesure où il est évident que la Chine et la Russie s’opposeront à toute intervention militaire, seule une décision unilatérale permettrait son déclenchement, comme l’avait fait Bush en 2003 avec l’Irak. Une telle décision signifierait que les puissances occidentales s’octroient le droit, au mépris de la législation internationale, d’intervenir là où bon leur semble selon leurs intérêts ou ce qu’ils jugent nécessaires pour un peuple tel qu’il soit, en l’occurrence ici le peuple syrien. Il ne s’agit donc pas là, à mon sens, de la fin de toute intervention des puissances occidentales, mais seulement d’un encadrement des conditions de leurs interventions par le droit international. Il convient également de prendre en compte le phénomène des pays émergents qui, tôt ou tard, feront peser leur volonté sur les décisions internationales. Quant au phénomène d’internationalisation à proprement parler, lorsque l’on considère de près le cas syrien, on remarque qu’il y a de facto une internationalisation, non pas dans la solution, malheureusement, mais dans l’entretien de la guerre. Je pense qu’il y a, en Syrie, une guerre par procuration entre certaines puissances occidentales – bien qu’elles ne soient pas toutes à mettre au même niveau – et la Russie, mais aussi entre l’Iran et certains pays arabes…
Le peuple syrien est malheureusement victime de cette guerre qui, d’ores et déjà depuis de nombreux mois, voit l’intervention active, et pas seulement rhétorique, d’un certain nombre de puissances. D’un côté, le Qatar et l’Arabie-Saoudite soutiennent activement le camp des insurgés; de l’autre, le pouvoir syrien continue, lui, d’être soutenu par la Russie et l’Iran principalement. On voit donc bien là le phénomène d’internationalisation qui est à l’œuvre. Je pense que la principale responsabilité des grands pays, voire même de l’ONU, est de mettre toute leur énergie pour engager un mouvement de désescalade de la situation syrienne.
A ce titre, la conférence de Genève est nécessaire, bien que sa tenue ne soit pas encore sûre. Elle doit être perçue comme une étape vers d’autres réunions de négociations pour tenter de trouver une solution de sortie de crise. Il ne faut donc pas opposer internationalisation à gestion nationale. Par ailleurs, je suis convaincu que seule la voie diplomatique permettra de parvenir à désamorcer la situation, toute solution militaire étant impossible au regard des rapports de force qui ne permettent à aucun des camps de s’imposer à l’autre. Les insurgés ne sont pas en situation de s’opposer directement au régime tandis que le régime n’arrive pas à réduire totalement les insurgés. Cependant, on constate depuis déjà quelques semaines un basculement du rapport de force en faveur du régime, mais qui reste à confirmer. La reprise de Quosseir par les forces pro-Assad aidées par le Hezbollah, est révélatrice du fait que les insurgés ne parviennent pas à maintenir les positions qu’ils ont conquises quelques mois auparavant. Il convient donc de mobiliser constamment toutes les énergies politiques et diplomatiques, sans jamais baisser la garde.
Qu’est-ce qu’une telle situation pourrait changer dans les rapports de force régionaux ? Le manque d’empressement des pays occidentaux à s’ingérer peut-il simplifier la résolution d’autres dossiers ou au contraire éloigner un peu plus des solutions politiques viables ?
Jean-Marie Quéméner : Sur la question très complexe du conflit israélo-arabe, nous nous rendons compte que tant que Palestiniens et Israéliens n’auront pas décidé eux-mêmes de faire la paix, alors même que la première puissance mondiale – les États-Unis- essaie depuis bien longtemps, les choses ne pourront évoluer. C’est cependant une question à part car elle cristallise beaucoup trop de choses.
Plus généralement, ce qui fait peur sur le Proche-Orient c’est le retour de bâton terroriste. Combien de temps un pays va-t-il payer une intervention ? La France est intervenue au Mali de façon volontaire, forte, et pour l’instant efficace, avec la trouille au ventre, comme on le voit avec le plan Vigipirate remonté à des niveaux incroyables et nos services de renseignement intérieur qui sont sur les dents. Les États-Unis sont une cible privilégiée depuis bien longtemps. C’est aussi un des éléments qui freinent une intervention internationale.
Didier Billion: L’implication de tout le monde est indispensable, bien que, pour les raisons que j’ai précédemment évoquées et heureusement d’ailleurs, les puissances occidentales ne peuvent plus faire la pluie et le beau temps. Chaque dossier régional est indépendant les uns des autres. Si l’on reprend celui qui a trait au conflit israélo-palestinien, on se rend compte que nous possédons toutes les solutions à cette question. Il ne reste plus qu’à faire appliquer le droit international, notamment les résolutions prises par l’ONU. Or, nous manquons pour cela de courage politique, et de ce point de vue, les États-Unis revêtent une importance considérable. La situation est néanmoins paradoxale compte-tenu du fait qu’on reproche souvent aux États-Unis d’intervenir un peu partout dans le monde, alors quece conflit ne peut être désamorcée sans leur concours.
Cependant, de ce point de vue, je suis assez pessimiste parce que le président Obama n’a pas l’air de vouloir peser directement sur ce dossier. Lors de sa visite en Israël en mars dernier, il est arrivé en déclarant : » Je suis là pour écouter, mais je n’ai pas de propositions à faire ». Pour le président de la première puissance du monde, c’est un peu léger, à mon grand regret. Quant au dossier du nucléaire iranien, nous sommes face à une autre logique animée par la dynamique du groupe 5+1, soit les cinq membres du Conseil de sécurité auxquels s’ajoute l’Allemagne. Ce sont ces pays qui sont porteurs de la négociation dans ce cas précis. Nous savons par ailleurs que les Etats-Unis, encore eux décidément, ont des contacts directs et discrets avec des dirigeants iraniens. Ceci témoigne bien du fait que les choses ne sont pas totalement figées. On le voit bien: chaque dossier est animé par sa propre logique, avec ses acteurs, ses dynamiques…sans qu’aucun ne soit corrélé ici directement au conflit syrien. Ce n’est donc pas parce qu’une partie des puissances occidentales n’interviennent pas de façon aussi active sur le dossier syrien qu’elles vont pour autant trouver des solutions aux autres dossiers évoqués. J’aimerais également préciser une chose lorsque l’on évoque les puissances occidentales et à ce titre, la décision du 27 mai dernier prise par les ministres des Affaires étrangères de l’UE visant à lever l’embargo sur la vente d’armes à la Syrie à compter du 1er août est un bon exemple.
On voit bien qu’il y a de profonds désaccords entre pays européens au regard des 13 heures de négociations qu’a nécessité cette décision: il n’y qu’a voir la divergence de vue totale entre le diplomatie française et la diplomatie allemande. Cette dernière est radicalement opposée à la perspective de livrer des armes aux insurgés, contrairement à la France et à la Grande-Bretagne. On ne peut donc pas parler des puissances occidentales comme un tout homogène; il est impératif de les décliner en fonction de leurs positions respectives. De même, si l’on reprend le vote au sein de l’Assemblée générale de l’ONU quant à l’admission de la Palestine en qualité d’État observateur en novembre dernier, tous les États européens n’ont pas voté de la même façon. Parce qu’il n’y a pas d’homogénéité des puissances occidentales, il n’y a pas une nécessité d’intervention des puissances occidentales pour régler les problèmes du Moyen-Orient. Par contre, il y a probablement la nécessité d’intervention de certaines puissances occidentales sur certains dossiers afin d’accélérer le processus de résolution. Mais cet interventionnisme n’est pas systématique, auquel cas nous plongerions directement dans la théorie du « choc des civilisations » de Samuel Huttington.
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