Reportage. Ces « k’halech » qui nous « envahissent » (1)

Redaction

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Un vendredi matin, venteux et ciel couvert, comme ceux d’un début janvier, je retrouve Amel dans un quartier calme d’Alger. Un contact associatif m’a communiqué son numéro, ponctuelle elle l’est, Amel, très pro aussi. Après les salutations d’usage, et mon monologue à propos du « smikri« (2), elle m’apostrophe: « il faudra faire attention avec ton appareil photo et ta caméra, ce n’est pas parce que tu représentes « Ouledna » et que tu fais ton père Noël qu’ils se laisseront faire.. ». Je la rassure: « matkessrich rassek »(3)…

J’étais à Alger dans le cadre d’une opération pour l’association « Ouledna ». Après une distribution de dons aux enfants cancéreux de l’hôpital « Béni Messous » avec l’aide du collectif « La cité des anges », nous avons eu vent grâce à « la fondation Slimane Amirat » de l’existence d’un grave problème de réfugiés et de sans-papiers africains, accompagnés d’enfants aux portes d’Alger… phénomène inconnu du grand public de surcroît.

Une demi-heure après, nous traversons en cortège silencieux l’un des quartiers les plus « chics » de la banlieue proche d’Alger, les habitations commencent petit à petit à se faire moins belles et moins finies..

Puis j’aperçois ici et là des ombres furtives qui disparaissent derrière des débris de béton et de gravât. Nous descendons de nos voitures, Amel me dit: « nous allons directement voir Jean, le plus âgé et le plus respecté du groupe… ». Ils sont moins d’une centaine ici, parmi eux plus d’une trentaine d’enfants, et ce n’est pas le seul squat de sans papiers d’Alger, Ils ont presque tous des dossiers ou des demandes déposées au HCR, ont fui leur pays en guerre souvent, ils viennent du Congo Kinshasa, Côte d’Ivoire, Somalie, Cameroun, l’Ethiopie, etc.

Nous nous rapprochons des amas de gravât et des carcasses inachevées qui leurs servent de logis,… aux rats aussi. Les silhouettes réapparaissent, preuve qu’ils ont reconnu Amel, qui est très respectée ici, tout le monde l’appelle « Mama Amel », un grand signe de respect. Avec son petit sac de « Caprice »(5) elle sème un semblant de joie dans le cœur des petits africains, qui ont toujours le sourire accroché aux lèvres…

Des odeurs d’épices fortes se dégagent de ce qui leurs sert de coin cuisine : « ça me rappelle la Goutte d’or » disais-je, Amel me rappela à l’ordre « nous sommes arrivés chez Jean », quand j’aperçois un petit homme noir d’une cinquantaine d’années, calvitie naissante, le regard digne, et le sourire d’une gentillesse tellement naturelle, nous nous saluons, et il me présenta sa petite famille, la maman, et les 3 enfants, âgés de 1, 5 et 8 ans, tous alignés dans la chambre de 9 mètres carrés, où ils dorment, cuisinent et mangent…

Les murs non crépis, sont tapissés sommairement d’un tissu africain, le mobilier se résume au strict nécessaire : casseroles pour cuisiner, matelas pour dormir, et quelques babioles…
Le courant est passé assez facilement entre Jean et moi, j’ai expliqué la démarche de l’association « Ouledna »… pas de misérabilisme… notre but étant de mettre sous les projecteurs à travers nos actions des problèmes tabous, cachés, ou oubliés de notre société, nous ne cherchons pas à faire pleurer dans les chaumières, et nous ne faisons aucune promesse, à part celle d’informer, et faire parler des sujets.. L’éveil avant tout.

La confiance s’installa… j’ai eu l’accord pour prendre des photos à condition de flouter les visages, la traque policière est dure… le récit de Jean aussi… Jean m’a raconté le jour où il a du se cacher dans un matelas, oui dans un matelas. Il est entré en entier dedans quand la police a débarqué, l’image du père en a pris un coup ce jour-là devant les enfants effarés….

« De toute façon les hommes partent travailler à 6h du matin, jusqu’à 20h, tous les jours. Cela nous permet d’éviter les contrôles, et les interpellations », travailler à la journée, faire tout et n’importe quoi pour subsister, dans les chantiers, usines, champs agricoles, bref, ils sont partout où le travail est dur et ingrat…

« Si les gendarmes m’attrapent, ben c’est direction camp de Tinzaouine, ceux qui s’en sortent racontent qu’ils avaient une baguette et 2 litres de lait quotidiennement pour 6 personnes (la crise du lait n’existait pas à ce moment là), heureusement que le ‘flexy’ existe pour qu’ils le monnayent contre des denrées avec les gardiens du camp… »

Je m’aperçois qu’Amel avait disparu, elle était dehors entrain d’échanger avec des dames, leurs voix a baissé en me voyant, elles parlaient de « trucs » de femmes sûrement (comme on dit chez nous), elles ont compris que je les espionnais à « l’insu de mon plein gré ». L’une d’elle était enceinte jusqu’au cou, ça se voyait, Amel lui donnait des conseils, des adresses, apparemment, sur comment se faire soigner, et contourner les barrages de contrôles…
Je demande naïvement à Jean : est-ce qu’il y a des associations qui vous aident ? « Oui ..Amel » me répond t-il en souriant…

Au fond de moi j’avais une honte indescriptible, mais je n’avais rien vu jusqu’à cet instant, avant que j’aperçoive un débris de voiture blanche s’arrêter, un homme de plus de 50 ans, cheveux grisonnant en descend pour entrer dans un des taudis, et en ressortir quelques instants après avec une africaine, qui a pris le soin de laisser son bébé à sa voisine de misère…
Le sol se dérobe sous mes pieds à ce moment, « oui !» me dit Amel : « c’est exactement à quoi tu penses, il y a des femmes qui se prostituent pour le lait de leurs enfants, et ce porc est là pour ça… »

Est ce possible que les seuls visiteurs de ces damnés de la terre, mise à part Amel, soient des gendarmes, ou des parasites de la misère en manque sexuel ? Je ne veux pas croire que nous avons un déficit d’humanité si cruel, je refuse d’y croire…..

Pour finir, nous nous sommes fait une « bonne conscience » moi et Amel en distribuant des couches, lingettes, lait, fournitures scolaires et jouets, mais est-ce que c’est cela qui leur manque ? Rien ne changera tant que la société ne revoit pas le regard posé sur cette population. Ne devrions-nous pas au moins faire le parallèle entre cette population et le phénomène des « harragas »(4) algérien ? Ne devrions-nous pas avoir un peu d’empathie ? Des personnes comme Amel me permettent de garder espoir, mais est-ce suffisant ?

Les paroles de Jean résonne toujours dans ma tête, » nous voulons juste vivre dignement, et travailler… »

Karim KIA (reportage réalisé en 2010)

(1) K’halech : pluriel de « Kahlouche » nègre en arabe algérien.
(2) Smikri : le froid en arabe algérois.
(3) Matkessrich rassek : ne te casse pas la tête.
(4) Harragas : « les gens qui brûlent les frontières », en référence à ceux qui traversent la mer pour aller en Europe.

(5) Caprice: bonbon à la caramel, très apprécié par les enfants (et les adultes) en Algérie

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