L’œuvre éclectique d’une impressionnante érudition de Rachid Aous, Aux origines du déclin de la Civilisation arabo-musulmane, sous titrée, Les sources du sous-développement en Terres d’Islam, s’inscrit dans une démarche spéculative et théorique, systématiquement rapportée à la dimension politique, avec comme simple donné de la conscience, la raison. Rachid Aous est un autodidacte dont les réflexions philosophiques méritent largement d’être reconnues.
Il stigmatise la misère culturelle et sociale en Terres d’Islam, l’expliquant dans l’ancrage du dogmatisme islamique, lui-même instrumentalisé par des pouvoirs dictatoriaux et souvent tyranniques, dépourvus de toute légitimité politique. Rachid Daous met en examen ce dogmatisme qui, par nature, est un frein à des formes de pensées nouvelles. Mais son mode critique consiste avant tout, à rentrer dans le sens et la compréhension de son objet d’attention : ainsi il analyse des versets coraniques, défrichant, vers après vers, les incohérences et les manquements de nombreux exégètes et commentateurs célèbres, dont il conteste avec d’autant plus de forces les interprétations conservatrices qu’elles consolident les inégalités de droits entre les femmes et les hommes, entre autres inégalités consacrées par la loi islamique.
« L’éclectique n’est pas un homme qui plante et qui sème ; c’est un homme qui recueille et qui crible », Encyclopédie ou dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers. Rachid Aous est un maître à penser indiscutablement, qui suit la lignée des maîtres du 16ème au 18ème siècle, et bien d’autres grands penseurs qui les ont précédés dont Ibn Rushd (Averroès) auquel il rend hommage, notamment pour son rôle pionnier de « L’entrisme politique » (pp. 149-154). Des philosophes ont critiqué le dogmatisme chrétien, parce qu’ils refusaient de réduire la connaissance à des dogmes obscurantistes. Rachid Aous prend la voix de ces défenseurs du savoir.
Homme de science, détaché de tout académisme, il analyse dans une clarté d’exposition remarquable, des dogmes musulmans et chrétiens, pour mieux les déconstruire. Il dessine de nouveaux concepts pour penser la religion, la politique, la société, la culture en mettant en place des outils intellectuels pour permettre de comprendre, en particulier, les souffrances sociales et morales en Terres d’islam.
« Dans mes analyses, dit-il, une place importante est accordée au comparatisme historique avec un souci constant de contextualisation appropriée. C’est dire que je ne me contente pas de dénoncer le seul danger du dogmatisme islamique, puisque j’avance aussi des propositions concrètes pour un projet de société compatible avec le progrès humain. »
Insistant sur l’idée des lumières (Aufklärung), à savoir sur un courant de pensée qui éclaire l’esprit des hommes pour les libérer des structures de pouvoirs qui les avilissent, il montre comment le sectarisme islamiste se rend complice des pouvoirs politiques. Cependant, il développe une conscience sur la manière dont l’Europe a perverti l’esprit des Lumières, par exemple dans ses entreprises coloniales. Il dit donc : « Attention aux analyses simplistes, anachroniques et aux comparatismes fallacieux ! » En voici une illustration :
« L’affirmation “l’Islam ignore les Églises” recouvre l’idée selon laquelle la chrétienté, parce que représentée par un centre de pouvoir, la papauté, est mieux à même d’impulser des réformes tant à l’intérieur de l’Église que sociétales, par comparaison à l’Islam qui, faute d’un centre équivalent, est impuissant à lancer des réformes de même nature. Cette affirmation, suggérant aussi un pouvoir religieux unique en chrétienté, est inexacte et, de plus, il est également faux d’induire que c’est l’absence d’un tel pouvoir en Terres d’Islam qui a empêché des réformes structurelles ; d’autant que de cette catégorie d’analyse émanent des idées essentialistes dangereuses, instrumentalisées par des forces islamophobes et anti-arabes pour affirmer une supériorité ontologique de la chrétienté sur l’Islam. Or, se limitant au dogmatisme catholique et apostolique romain, on constate qu’il s’est imposé presque ne varietur durant 1400 ans environ et, surtout, les réformes entreprises en Europe ne le furent que sous la contrainte de forces extérieures à cette Église. C’est donc attribuer à cette Église et à son système de pouvoir des mérites qui ne lui sont pas dus.
Rachid Aous s’interroge donc sur les causes principales qui sont, selon lui, à l’origine de la dévitalisation culturelle, scientifique et morale en Terres d’Islam. Son diagnostic est que le monolithisme doctrinal islamique couplé à des systèmes politiques autoritaires et répressifs, la plupart tyranniques, sont les deux causes déterminantes ayant entraîné l’état d’affaiblissement puis de colonisabilité des sociétés musulmanes. D’où ses démonstrations établissant que cette pensée islamique, prégnante massivement dans les mentalités et instrumentalisée depuis des siècles par tous les pouvoirs politiques, est à combattre ouvertement et sans concession dans tous les débats publics et privés. Car, il est vital pour les peuples musulmans de trouver les voies de sortie de ce substrat culturel islamique qui interdit l’émergence et l’enracinement d’une raison scientifique critique et créatrice, sans lesquels il est vain d’espérer retrouver le chemin du progrès social, culturel, économique et politique. A cette fin, il expose longuement l’impérieuse nécessité « d’une rupture radicale avec le dogmatisme islamique pour mieux rompre avec les pouvoirs totalitaires » (voir pp. 164-162).
Par ailleurs, Rachid Aous ajoute qu’il est indispensable que les gouvernements rendent des comptes au peuple de l’utilisation des ressources nationales. L’Etat, en tant qu’organe de pouvoir, a à reconnaître la légitimité du contrôle citoyen sur celui-ci. En ce domaine également le dogme islamique bâtit une muraille empêchant d’apercevoir les profonds mécanismes culturels et politiques qui favorisent la domination et l’exploitation de l’écrasante majorité des citoyennes et citoyens par les pouvoirs politiques en place. S’agissant de l’Algérie, paradigme dans ses analyses, Rachid Aous souligne que les pouvoirs répressifs de catégorie militaro-fasciste se sont mis en place dès l’indépendance, s’aggravent considérablement sous l’ère de Houari Boumediene. Les références à l’histoire de l’économie algérienne en particulier montrent l’aberration d’un Etat dégénérescent qui a ébranlé jusqu’aux fondations de la nation algérienne en verrouillant, avec la complicité des classes religieuses, le savoir et le progrès débouchant sur la mal-vie et la misère sociale que tout observateur peut constater.
L’œuvre de Rachid Aous est un très beau témoignage est dédié à Si Messaoud, héros de la lutte pour l’indépendance, assassiné le 1er juillet 1994, dont le fils, Mohamed, a été torturé puis tué dans un commissariat en Algérie.
Fadéla Hebbadj
Rachid Aous, Aux origines du déclin de la Civilisation arabo-musulmane, Paris, éd. Les Patriarches, 2009.