Initiatrice de la page Facebook « Ma dignité n’est pas dans la longueur de ma jupe », Sofia Djama s’exprime sur les raisons de la mobilisation consécutive à l’interdiction d’examen signifiée à une étudiante de l’université d’Alger pour cause de jupe trop courte. Elle évoque les pressions, les intimidations et les dénis d’expression dont elle a été l’objet. Elle met également en exergue la nécessité de poursuivre le combat pour faire des droits des femmes une cause nationale. Entretien.
Algérie Focus: Vous êtes l’initiatrice de la page Facebook « Ma Dignité n’est pas pas dans la longueur de ma jupe », récemment piratée. Parlez-nous de cet acte ? Qui est derrière ce piratage ? Pensez-vous que votre mobilisation contre l’expulsion d’une jeune fille portant une jupe jugée « trop courte » a dérangé des cercles précis ?
Sofia Djama: En effet la page a été piratée par, à mon avis, des crypto-islamistes. Il faut savoir que nous étions en moins d’une semaine plus de 15 000 abonnés, avec une progression moyenne de plus de 1000 abonnés jour. C’est une action violente, fermer ou prendre possession d’une page parce que nous ne sommes pas d’accord avec l’opinion de l’autre, c’est en soi, du terrorisme, du fascisme.
Nous avons reçu beaucoup d’insultes, on nous traitait d’apostat, de moutabaridjine, de mounafiquine,, de kouffar, on nous a même accusé d’être sionistes et tant d’autres politesses.
Il est important de savoir que ces gens là, ces personnes si « pieuses » et si choquées par notre indécence, nous envoyaient des insultes accompagnées de textes coraniques et une photo de leur sexe en érection. C’est significatif de deux choses : d’abord, de leur absence totale de spiritualité, mais aussi d’une frustration sexuelle très très forte. En fin de compte, ils ne pensent qu’à ça. La pression sexuelle provoque plusieurs formes de violence, dont le fanatisme.
La religion, ils la réquisitionnent et l’utilisent avec autant de spiritualité qu’une limace morte. Ils l’instrumentalisent en fonction de leurs lubies et de leur calculs politiques, en ce qui concerne les responsables de partis politiques. Ce sont simplement des opportunistes sans foi ni loi. Beaucoup de personnes autour de moi, qui sont croyantes et pratiquantes, ne supportent plus que des inquisiteurs et des fanatiques prennent en otage l’islam pour déverser leur haine de l’autre à des fins politiques. Elles le vivent aussi comme une violence. Elles en sont tout aussi victimes.
J »aimerai pouvoir récupérer la page que nous avons signalé à Facebook à plusieurs reprises. Nous leur avons même envoyé des captures d’écran lorsque les hackers ont déployé un drapeau de Daech sur la page, ce qui en soi est une apologie du terrorisme. Mais FB nous a répondu qu’ils avaient étudié le signalement, que tout allait bien, que la page répondait aux standards des valeurs de la communauté FB. Ce qui veut dire qu’un drapeau de Daech ne dérange pas FB. Je n ai donc pas pu récupérer mon profil, pas plus que la page.
Quel a été l’écho de votre mobilisation ? Combien de gens y ont adhéré ? Nous avons vu beaucoup de photos diffusées par votre page. Y-avait-il des artistes, activistes ou des politiques algériens qui ont participé à vos actions sur les réseaux sociaux ?
Cette campagne a eu un retentissement immédiat auprès de nos concitoyens avant de devenir internationale , car la question des droits de la femme n’est pas qu’un drame local ou régional. Elle concerne tous les pays, y compris des occidentaux. La presse internationale a permis de donner de l’écho à cette campagne.
Je ne sais pas concrètement, mais j’imagine que le rapport Algérie/France n’est pas anodin. Cette affaire de jupe trop courte à Alger semblait être un écho à une affaire similaire en France d’une jupe jugée trop longue. Cela prouve à quel point le corps de la femme devient un enjeu, dès lors où il y a des crispations politiques, économiques et sociales
Le fait de ne pas stigmatiser la croyance des gens, en leur rappelant simplement qu’il ne s’agissait pas de faire le procès de leur foi, mais de les mettre à contribution pour condamner ensemble, main dans la main et d’une seule voix, la banalisation de la violence que subissent les femmes, et plus précisément les Algériennes, a dû avoir un rôle. J’ai rappelé que ces violences concernent aussi bien les femmes qui portent le hidjab que celles qui ne le portent pas. Il me semble que cela a suffi à fédérer les gens. Le déni de l’harcèlement banalisé subi dans nos rues, est une violence en soi.
J’ai aussi rappelé les textes de la constitution algérienne censés être les valeurs fédératrices de la nation, car directement inspirés de la déclaration du 1er Novembre. Dans ces textes, la violation de l’intégrité morale et physique de l’humain, ce qui inclut les hommes et les femmes, est proscrite. L’acceptation de l’autre et de sa liberté est un devoir constitutionnel, c’est juste ça que nous revendiquons.
Je pense qu’il est urgent de faire des droits de la femme et de la notion du »vivre ensemble » une cause nationale. Il faut que le gouvernement prenne ses responsabilités car le travail des militants ne suffira pas, malgré leurs efforts. Et puis le peu de financement et les moyens logistiques qu’ils ont sont dérisoires comparés à ceux des islamistes. Il faut que le ministère de l’Éducation nationale s’en mêle car c’est dès l’enfance qu’il faut insuffler ces valeurs, autrement on n’y arrivera pas.
Comme je disais, peu avant qu’on nous pirate la page, nous étions plus de 15000 en moins d’une semaine, des personnes de différents milieux professionnels : jeunes, personnes âgées, femmes, hommes, croyants, agnostiques, parfois portants le hidjab, des mères et même des pères de famille et l’ex vice président de la faculté de droit en question aussi, nous ont soutenu. Car ils ont compris qu’il était question de la notion fondamentale du « Vivre ensemble » en Algérie. Ils nous envoyaient leur jambes dénudées ou couvertes pour nous soutenir. La page commençait à nous faire comprendre que dans une société où la tendance forte est à la tête baissée face au conservatisme bigot, voire le fanatisme, nous n’étions pas une minorité.
Quand la page a été piratée, très vite d’autres personnes ont repris le slogan « Ma dignité n’est pas dans la longueur de ma jupe » ou ont carrément crée d’autre slogans, et cela en soi est une réussite. « La journée de la jupe », pour ne citer qu’eux, sont parvenus à mobiliser sans que les médias n’en fassent écho. Vous imaginez s’ils étaient parvenus à avoir un appui médiatique minimal! Cela prouve que la lutte concernant les droits de la femme mobilise encore, du moins la question interpelle.
Mais à côté, il y a eu aussi des réactions négatives que l’on ne nier, notamment la campagne obscène et sexiste, voire terroriste « Si t’es un homme voile ta femme. » Ces gens là, ces pervers qui voilent de petites filles de 3 ans, pour cacher des attributs qu’elles n’ont pas à cet âge, est révélateur d’une profonde perversité. C’est presque révéler un instinct de pédophiles. Certains d’entres eux ont eu les mêmes mots d’ordre que dans les années 90. Il s’agit, en fait, d’un appel à la violence, ce qui est en soi interdit par la loi. Que font les autorités? Y a-t-il des enquêtes sur ces commis de l’Etat en uniforme, militaires, policiers, douaniers et magistrats, qui ont brandi l’appel « Voile ta femme si t’es un homme »? On m a informé qu’il y a même eu une campagne qui menaçait les femmes qui ne porteraient pas le hidjab d’être vitriolées. Ne s’agit-il pas de menaces clairement terroristes? Que fait l’Etat?
Nous avons constaté que de nombreux médias français ont évoqué votre mobilisation. Qu’en est-il des médias algériens ? Qu’avez-vous pensé sincèrement de la réaction des médias algériens par rapport à votre action ?
En effet nous avons été soutenu par la presse française, mais aussi espagnole, belge, néerlandaise, britannique et j’espère du Monde arabe et d’Afrique.
Pour l’Algérie, seul Ennahar nous a explicitement vilipendé au début. Je leur ai d’ailleurs accordé une interview via skype, mais elle n’a jamais été diffusée, En fait, j’ai utilisé le mot « fesse », quand j’ai donné la définition de ce qu’était une minijupe, telle que définie par les professionnels de la mode, soit une jupe dont la longueur ne doit pas excéder 10 cm sous les fesses, et cela a été, semble-t-il suffisant pour actionner la censure.
Par ailleurs, Echourouk envisage un plateau dès que je serai sur Alger. Sinon, aucun autre organe de presse ne nous a contactés pour que l’on parle de la mobilisation. Et c’est dommage! Car il aurait été positif de montrer aux gens qu’il y a des énergies, des mobilisations.
Tahar Hadjar a présenté ses excuses samedi soir, qu’en pensez-vous ? Est-ce une victoire pour votre mobilisation ? Va-t-elle s’arrêter maintenant ?
Comme quoi la mobilisation paye. Ses excuses sont molles et timides, car il songe à ménager la chèvre et le chou. Mais, on peut considérer qu’il a un peu plié face à la pression, n’en déplaise aux conservateurs et islamistes. Mais le gouvernement doit assumer ses responsabilités. J’ai été universitaire fin 90 début 2000, et j’ai vu comment on a laissé les syndicats islamistes faire main basse sur les universités et cités universitaires.
Mais le plus dur est à venir : faire des droits de la femme une cause nationale et aussi, faire de Katia Bengana, Nabila Djahnine, Amel Zouani Zenoune et toutes les anonymes assassinées par les islamistes, des martyres. Ce sera en soi un moyen d’aider les proches à faire leur deuil et trouver un peu de paix. En leur rendant hommage, on contribue à entretenir la mémoire collective, regarder notre histoire bien en face et remettre les choses à leur place, en pointant du doigts les responsables. Ce n’est plus à nous de baisser la tête.
De nombreux Algériens ont considéré que cette polémique était « stérile » et qu’elle contribuait uniquement à « détourner l’attention de l’opinion publique » des véritables enjeux de l’heure. Quelle en est votre réaction ?
J’insiste vraiment sur le fait que quand on revendique les droits de la femme, on ne peut pas ne pas penser à toutes celles qui ont été assassinées par les islamistes pendant la guerre civile. La lutte pour les droits de la femme est, par nature, une lutte contre l’amnésie. Ces femmes méritent le statut de martyres elles aussi. L’idée, à moyen terme, est de faire de cette lutte une cause nationale. Il faut savoir que cette génération ne se souvient pas de cette guerre civile. Peut-être que le mal vient de là, de notre mémoire de poisson rouge ?
De plus, il n’y a pas de petites causes, il n’y a que de grandes injustices. La femme en a subies depuis bien trop longtemps, il faut que ça cesse. Son corps est systématiquement utilisé comme échappatoire aux échecs politiques, économiques, sociaux et identitaires. Voilà ce que j’ai à dire à ceux qui considèrent que notre combat détourne l’opinion des véritables enjeux. Quand on se bat pour les droits de la femme on se bat pour La Liberté et la Justice. N’est ce pas en soi les plus nobles des enjeux? Ceux qui disent le contraire sont des réactionnaires, des fanatiques, des misogynes et considèrent la femme comme un citoyen de seconde zone.
Entretien réalisé par Abdou Semmar