A une époque où plus personne n’ose sérieusement contester l’idée qu’une réelle crise morale s’abat sur l’ensemble des couches sociales qui composent l’Algérie, et où tous les Algériens s’interrogent sur la fiabilité de leur système de valeurs, la question de la liberté face à la tradition reste étrangement posée.
En effet, ne serions-nous pas en train de subir aujourd’hui les dégâts collatéraux d’un modèle de société idéalisé, aux ambitions nobles à l’origine, mais dont les pratiques arriérées sont en totale contradiction avec nos réalités d’aujourd’hui ? Il ne faut pas méditer longtemps pour répondre à cette cruelle interrogation. Chaque jour qui passe, quelques-unes de nos traditions ancestrales et de nos pensées rétrogrades nous mènent vers des tensions sociales terrifiantes. Des tensions que nous ressentons régulièrement dans les relations qui lient l’homme à la femme en Algérie. Certes, les moeurs se libèrent peu à peu dans notre pays. Mais cela n’a guère suffi pour permettre à notre jeunesse de profiter pleinement de sa vie sans avoir à subir le carcan d’une société qui accorde énormément de valeurs aux apparences, origines sociales, possessions matérielles, et très peu d’intérêt à l’authenticité des sentiments et à la passion amoureuse. L’amour, il est à peine toléré. Il est toujours vécu comme une transgression, un défi à l’ordre établi qui, lui, impose les alliances intéressées aux liaisons passionnées fondées sur un amour sincère.
Non, ce n’est guère une exagération ni une complainte d’un cœur qui saigne. C’est le constat qu’un homme ou une femme peut facilement dresser : dans notre société, l’amour n’est pas une valeur existentielle très prisée. Les mariages, on préfère les conclure avec celui qui possède un logement de haut standing, un portefeuille bien rempli, une voiture rutilante et une réputation d’affairiste. Les histoires d’amour en Algérie, on les aime uniquement lorsqu’elles sont portées sur les écrans par des feuilletons turcs. La sincérité des sentiments, les qualités morales, l’esprit de partage, la passion dévorante et l’affection ainsi que l’attachement envers un être, ce ne sont pas des valeurs qui mobilisent dans notre pays. Preuve en est, combien de couples amoureux en Algérie ont été séparés pour la simple raison que les parents de la femme ont exigé de son amoureux des montagnes d’offrandes ? Combien de couples unis à jamais par la passion ont été séparés juste parce que l’un des deux amoureux a le malheur de ne pas avoir les bonnes origines régionales ? Il suffit de ne pas être Kabyle, Chaoui ou Tlemcenien, et voila que le droit d’aimer vous est refusé. C’est ce qui s’est passé à ce jeune vendeur de légumes et de fruits originaire de Tipaza. A 29 ans, il ne se réveillait plus le matin pour ne pas avoir à interrompre son rêve où il se voyait enfin récolter les fruits de son amour pour sa bien-aimée, une voisine qui habite dans son douar. Mais quand on est vendeur de légumes en Algérie, l’amour devient une cité interdite gardée par des contingents de soldats armés jusqu’aux dents. Oui, un vendeur de légumes ne peut pas prétendre aimer et désirer une femme puisque sa petite bourse fait de lui un être inférieur, un misérable qu’il faut exclure de la cité. Et un homme qui ne mérite pas de se réveiller le matin dans le même lit que la femme qu’il aime tant. Les années passent, mais l’amour ne s’éteint jamais. Le père de la dulcinée refuse d’entendre parler d’un mariage d’amour. Pour sa fille il ne voit qu’un seul destin : un mariage de raison ou de déraison, c’est selon. Et la déraison finit par triompher et plonger dans le désespoir le pauvre vendeur de légumes. Celui-ci s’immole par le feu et décide de mourir pour fuir une société qui ne lui a jamais reconnu le droit d’aimer. Un droit bafoué en permanence…