A Bouzeguène, commune située au sud-est de Tizi Ouzou, on n’a pas pour habitude de laisser tomber les handicapés mentaux, ni ceux souffrant d’un tout autre handicap. Par le biais de l’Association des handicapés mentaux et des amis de Bouzeguène (AHLA), les habitants de cette ville perchée en haute Kabylie luttent contre l’exclusion sociale de cette frange de la population. Un sort qui leur est réservé dans le reste du pays. Reportage.
Un collier en argent dans une main, un rubis dans l’autre, il assemble dans un geste machinal et minutieux des bijoux kabyles traditionnels. Azzedine effectue un stage dans la bijouterie de Smaïl. Sa mèche blanche sur le haut du front ne laisse pas penser que cet enfant de Bouzeguène a tout juste 22 ans.
Entre Smaïl et Azzedine, le courant est tout de suite passé. Les deux hommes se comprennent sans échanger un mot. Le gérant du magasin, situé en centre-ville de Bouzeguène, explique que le handicap de Azzedine, sourd et muet de naissance, n’a jamais été un frein à leur collaboration : « On a inventé notre propre langage, on se parle avec des gestes. On improvise ». Satisfait du travail d’orfèvre d’Azzedine, Smaïl compte même embaucher son stagiaire. « Il est plus rapide et résistant que les autres », le félicite-t-il.
Beaucoup de satisfaction se lit aussi dans les yeux de Chabi Saïdi, chef de projet à l’Association des Handicapés mentaux et des amis de la daïra de Bouzeguène (AHLA), présent ce jour-là dans l’atelier de confection, à l’arrière boutique. C’est grâce à lui qu’Azzedine a trouvé une place dans la boutique de Smaïl, même plus, sa place dans la société algérienne. Sans les bénévoles de Bouzeguène, Azzedine aurait certainement connu le même sort que les handicapés du pays : le chômage, la précarité et l’isolement social.
La législation algérienne protège ces personnes en situation de fragilité mais la réalité économique du terrain rend difficile l’application du dispositif prévu. Selon la loi algérienne, une entreprise de 100 employés est dans l’obligation de réserver un quota de 2% des postes aux détenteurs de la carte d’invalidité. Or le tissu économique algérien comporte essentiellement des petites et moyennes entreprises, qui ne sont donc pas soumises à cette règle. C’est le cas de la région agricole de Bouzeguène . « Ici, les affaires sont surtout familiales, des exploitations agricoles pour la plupart. Il y a peu de déboucher pour les habitants de la région et encore moins pour les handicapés », explique Baya Hamour, secrétaire générale de l’association.
Un « pré-centre de formation professionnelle » pour les adultes …
Contre cette forme de déterminisme, à Bouzeguène, des bénévoles se mobilisent pour offrir une chance aux handicapés de gagner leur vie et leur indépendance. Depuis sa création dans les années 2000, l’AHLA, soutenue par l’ONG Handicap International, propose un service d’accompagnement solidaire. « Dans le centre médico-social, on accompagne les handicapés mentaux et les personnes qui souffrent de tout autre handicap dans leur insertion professionnelle. On leur apprend leurs droits, ce que dit les conventions internationales à leur sujet. On les aide aussi à monter leur dossier pour tout ce qui est des assurances, de la carte d’handicapés, la pension », développe Chabi Saïdi, salarié de l’association. Ce jeune diplômé en sciences politique n’est pas peu fier d’évoquer les réussites de son organisme. « En 2013, on s’est occupé de trois dossiers : un pour l’ANSEJ, deux autres pour la CNAC », dit-il, le regard enchanté.
Relais des pouvoirs publics, l’AHLA franchit un nouveau cap en 2010, en ouvrant son centre de formation professionnelle. « Pré-centre de formation, en réalité. Le but pour les jeunes handicapés est d’insérer à terme un vrai centre de formation professionnelle », corrige, modeste, Baya Hamour. « La formation dispensée ici n’est pas encore reconnue car elle n’est pas sanctionnée d’un diplôme », souligne la jeune femme. La fille du président-fondateur de l’AHLA, qui dit être « née dans l’association », ne désespère pas de faire de leur « pré-centre de formation » un véritable centre de formation professionnelle. « On est dans l’attente d’agrément », confie-t-elle, en croisant les doigts.
A ce jour, le pré-centre de formation n’accueille que des handicapés mentaux ou psychomoteurs. Au total, 29 jeunes, âgés de plus de 17 ans. Ici, ils s’initient à toutes sortes de métiers manuels : broderie, cuisine, carrosserie, jardinage etc. Mais les moyens manquent. « On est dans des préfabriqués. On manque d’encadrants et de formateurs, il n’y a pas assez d’espace non plus », regrette la directrice de cet institut associatif, Naïma Saïbi, derrière ses lunettes rectangulaires. Cela n’a pas empêché une dizaine d’handicapés de rejoindre en 2012 un centre de formation étatique, pour la plupart de Boumerdes. Baya Hamour parle de ce moment-là comme d’une déchirure. « Ça a engendré beaucoup de frustrations. C’est difficile de les confier à d’autres, on les a vu grandir. On n’est pas rassuré sachant que certains vivent mal l’éloignement familial », confie la médecin généraliste.
… Un centre d’éducation et de rééducation pour les plus jeunes
A Bouzeguène, on a compris très tôt que l’insertion des handicapés dans la société algérienne se travaille dès le plus jeune âge. C’est pourquoi l’Association des handicapés et des amis de Bouzeguène a fondé en 2008 un centre d’éducation et de rééducation, accessibles aux handicapés mentaux et psychomoteurs de Tizi Ouzou, âgés de 6 à 15 ans. Ce centre n’est pas une école primaire à proprement parler bien que les deux pièces qui accueillent les enfants ont tout l’air de salles de classe. Au mur, des affiches colorées, sur lesquelles on peut lire en majuscule les mois de l’année et les jours de la semaine, des dessins bariolés, réalisés par les enfants, à l’effigie d’animaux sauvages, et suspendues aux portemanteaux les blouses bleues et roses des élèves.
Ici, 5 jours sur 7, la maîtresse lutte contre le décrochage scolaire ou la déscolarisation de ces petits. « 65 enfants sont pris en charge, ils sont répartis en deux groupes en fonction de leur âge. Ils profitent d’atelier d’éveil et d’autonomie, dans lequel on leur apprend à soigner leur hygiène corporelle, notamment », glisse Baya Hamour, qui assiste à un cours, debout dans un coin de la salle. Autour de deux tables rondes, six enfants de moins de 8 ans, atteints d’autisme, jouent avec des objets en bois de forme et de couleur différentes. Lorsque leur regard se disperse, l’enseignante claque des doigts pour regagner leur attention, quand ils réussissent à rassembler correctement les objets, ils s’applaudissent mutuellement. « Les ateliers viennent en appui aux institutions scolaires, ils ne s’y substituent pas. On pousse les enfants à continuer à l’école », précise Baya Hamour.
Dans les tiroirs depuis plusieurs années, le projet de création d’une classe spéciale, reconnue par l’Etat algérien et financée en partie par l’Union européenne, va enfin voir le jour. « On est en train d’aménager une classe d’enseignement spéciale avec l’aide du ministère de l’Education nationale et de la direction wilayale. Le but est d’adapter le programme de l’Education nationale aux besoins et capacités des enfants. Cette classe sera lancée en décembre », se réjouit Baya Hamour, impatiente d’écrire cette nouvelle page dans le développement de l’AHLA.