Des Algériens qui croient à l’amour, ils existent bel et bien. Des algériens qui aiment, s’aiment, et défendent cette passion, ils en existent aussi. Dur, dur de croire à l’amour, à la passion, aux sentiments éthérés, au bonheur de partager des sensations fortes, des désirs et plaisirs avec un autre que soi lorsque chaque jour notre actualité nationale est faite de mauvaises nouvelles, détournements de deniers publics, corruption, vols, agressions, violences en tous genres. Mais des jeunes algériens ont décidé de le faire.
Ils ont décidé de se révolter contre la frustration collective, érigée en un parfait ordre social, pour illustrer leur volonté d’aller au delà de cette sinistrose nationale que la société algérienne distille au quotidien à travers ces préjugés, ces normes stériles, ces traditions arriérées et ces carcans passéistes. Oui, l’amour existe en Algérie. Il est évoqué dans les chansons de Raï, les livres de littérature, les blagues des jeunes désœuvrés et les discussions nocturnes de nos toxicomanes. Pour le reste, les couples peuvent s’aimer passionnément en Algérie. Mais la clandestinité leur est imposée d’en haut. Tu n’embrasseras point, tu ne caresseras point, tu ne coucheras point, les commandements qui régissent les relations hommes-femmes sont nombreux. Les obstacles se dressent dans chaque recoin. Les mûrs sont construits pour séparer les femmes et les hommes. L’amour en dehors du mariage est assimilé au vice. Un vice dangereux, diabolisé, combattu et rejeté par les hordes de la pensée fanatique, cette forteresse qui résiste aux assauts de la modernité.
Mais en 2013, la forteresse commence à céder. Elle cède parce que l’énergie pétillante des jeunes algériens, leur volonté de vivre, leur joie de vivre, leur dynamisme, leur capacité à transcender les contingences du présent, toutes ces qualités lesquels font du jeune algérien, un jeune pas comme les autres, ont fini par rééquilibrer le duel entre l’amour et la frustration. Samedi, le pont des suicides à Télémly s’est transformé, le temps d’une journée, en un pont de l’amour. Des jeunes algériens, dont certains sont journalistes de profession, ont lancé une initiative orginale le week-end dernier. Ils ont invité tous les couples d’Alger et d’ailleurs à accrocher un cadenas au grillage vert du pont. Plusieurs couples se sont donc déplacés pour graver leurs initiales, un petit mots ou une date sur un cadenas, puis se sont débarrassées de la clef pour sceller l’engagement d’un amour infini…
Le geste n’a pas manqué de susciter la curiosité et l’étonnement. Comment ces jeunes ont eu le temps de penser à l’amour alors que leur pays est plombé par les soucis du sous-développement ? La question est revenue sur toutes les lèvres. Les moqueries ont été également légion. Les sarcasmes ont été diffusés à large échelle. Les conservateurs ont renoué aussi avec leurs penchants comploteurs et déstabilisateurs. L’occidentalisation de l’Algérie est en marche, se sont-ils écriés. Nous sommes donc en danger car prochainement, sur le pont des suicidés, nos filles et garçons feront l’amour en public ! Quel crime.
L’indignation a été générale. Le ravissement un peu aussi. Cela traduit bien les contradictions d’une société qui cherche à profiter de la vie, mais en restant recroquevillée sur elle-même. Étrange quand même ! Peu importe. Cette initiative ne changera certainement pas l’Algérie. Elle ne lui permettra pas de connaître le développement, le progrès ou la démocratie. Toutefois, elle peut la réconcilier avec sa jeunesse. Elle peut donner à espérer une société moins cruelle, moins agressive avec ces amoureux en quête de bonheur. Les policiers n’ont bastonné personne. Aucune arrestation. C’est un fait. On peut donc se rassembler pour l’amour en Algérie. La prochaine étape, ça sera la démocratie. Car comme l’amour, la démocratie est une culture, un état d’esprit qui exalte toute une société. Et dans une société qui manque d’amour, la démocratie, le respect de l’autre et des différences, a peu de chance d’exister. « Qu’est-ce donc que cette patrie Qui se comporte avec l’Amour en agent de la circulation ? », s’interrogeait un jour le poète syrien Nizar Kabbani dans son poème « Je lis ton corps et je me cultive… ». Aujourd’hui, l’amour a gagné peut-être un premier bras de fer avec le policier de circulation. Il lui reste de gagner la guerre contre le surmoi collectif. Ce dernier ne croit pas encore que les cinq prières du jour peuvent coexister harmonieusement avec les cinq baisers de la journée….