Faux moudjahidine/Il faut faire payer les tricheurs

Redaction

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Ne dites pas à ma mère que j’ai été emprisonné à Serkaji en 1958 pour vol à la tire. Elle croit que c’est parce que j’avais assommé un parachutiste de Massu à la Casbah pour lui prendre sa mitraillette. Ne lui dites pas que je suis grossiste en tissus, elle croit que je suis ancien moudjahid.

Ma mère est fière de moi. On la respecte dans le quartier parce qu’on  sait de qui elle est la mère. Je lui raconte de temps en temps mes faits d’armes. Elle me croit parce que c’est ma mère. Et quand les voisins  s’étonnent de ne jamais me voir en compagnie d’amis anciens moudjahidine, elle répond qu’ils sont tous morts. Elle répète ce que je lui dis ma mère, parce qu’elle me fait confiance.

Dans notre quartier, tout le monde l’appelle El Hadja depuis que je lui ai payé le voyage à La Mecque avec mon cousin qui l’a accompagnée. Personne ne demande d’où vient l’argent qui a servi à payer son voyage parce que tout le monde sait que je touche une bonne pension et qu’en plus, je loue une licence de taxi et un local commercial. Personne à vrai dire ne fait jamais d’allusions ni de remarques sur notre  train de vie. D’abord parce qu’on n’est pas riche et ensuite ils n’oseraient pas parce que je leur répondrais qu’il faudrait un peu de décence. Pendant que ces messieurs faisaient la fête, moi c’était la gégène et la matraque à Serkadji. Vous comprenez ?

Ne dites pas à ma mère qu’il y a aujourd’hui vingt fois plus d’anciens moudjahidine que de combattants descendus du maquis. Elle vous répondra qu’à part les harkis, les caïds et les enfants de caïds tout le monde était moudjahid puisque tout le monde voulait l’indépendance. Elle dit aussi que ça ne sert à rien de parler tout le temps du même sujet, que le passé c’est le passé et qu’il faut regarder vers l’avenir. Elle est comme ça ma mère ; c’est la sagesse personnifiée.

Ne dites pas à ma mère que la plupart de nos responsables sont des corrompus et des voleurs, ou qu’ils touchent de grosses commissions sur les contrats de l’Etat. Elle vous répondra qu’il faut bien que cet argent aille quelque part et que tant qu’à faire, il vaut mieux que ce soient des Algériens plutôt que des Étrangers qui en profitent; question de souveraineté, non ? Dans le fond, ce n’est pas idiot quand on y réfléchit. Ce n’est pas parce que c’est ma mère que je dis ça ; je pense que c’est le bon sens.

Ma mère me reproche souvent de ne pas être député ou sénateur. Elle dit que ce n’est pas nécessaire d’aller à l’école pour ça puisqu’elle les voit à la télévision. Elle dit que je parle mieux qu’eux et qu’en plus, je m’habille mieux qu’eux. Elle a peut-être raison ma mère mais je trouve qu’elle exagère. C’est ça, une mère. Elle pense toujours que son fils est mieux que les autres.

Ne dites pas à ma mère que la seule fois où j’ai rencontré Yacef Saadi c’était sur le tournage du film « la bataille d’Alger ». Elle montre à tout le monde la photo où j’ai réussi à lui serrer la main, malgré le service d’ordre. Des fois c’est gênant. Elle croit que c’est un souvenir de la bataille d’Alger et elle dit que c’est dommage de ne pas en avoir une avec Ali La Pointe.

Ne dites pas à ma mère que j’aurais pu être ministre moi aussi. Elle en parle chaque fois qu’elle en voit un au journal télévisé. Elle dit qu’ils sont toujours mal habillés et qu’ils parlent mal l’arabe quand ils sont devant un micro. Elle dit qu’en plus ils ne sont pas très nets et qu’on a l’impression qu’ils ont quelque chose à se reprocher. Il y a des moments où elle exagère, ma mère. Mais je reconnais qu’elle a un sacré flair.

Ne dites pas à ma mère que la politique c’est un métier difficile et qui exige beaucoup d’expérience. Je n’arrête pas de le lui répéter. Mais elle ne veut pas me croire, surtout depuis que des idiots lui ont mis dans la tête qu’il suffit de jouer d’un instrument de musique pour devenir « un quelqu’un », comme elle dit. Je ne sais pas où ils ont été chercher ça et d’ailleurs, je ne vois pas le rapport. Mais ma mère est comme ça. Parfois, elle croit tout ce qu’on lui raconte.

Quant à ma sœur, ne lui demandez surtout pas si je suis un vrai moudjahid. Elle risque de vous étrangler parce qu’elle vous dira qu’elle était en même temps que moi à Serkadji, au quartier des femmes, alors qu’elle avait à peine trois ans à l’indépendance. Elle vous montrera sa carte et vous dira qu’elle a pris un café hier avec Zohra en parlant de Zohra Drif. Soit elle oublie soit elle confond mais elle ne ment pas. Ce n’est pas la même chose. Elle est comme ça ma sœur.  Elle est spontanée comme moi. Au féminin on dit  moudjahida.

Ne demandez pas à ma mère si ma sœur est moudjahida. Elle vous répondra qu’avec l’âge elle oublie en quelle année sa fille a pris le maquis, mais qu’elle est moudjahida puisqu’elle a sa carte, qu’elle a une licence de taxi et un atelier de couture et qu’elle touche une pension de moudjahida invalide. C’est la preuve, non ?

Alors, quand on se retrouve chez ma mère les jour de fêtes avec toute la famille et parfois les voisins, ma mère nous rappelle qu’il faut remercier Dieu d’avoir échappé à la mort pendant la guerre de libération et de ne pas trop en vouloir à ces incapables qui nous gouvernent. C’est comme ça qu’elle appelle nos dirigeants. Je sais qu’elle ne devrait pas dire des choses pareilles, mais chaque fois que je lui fais la remarque, les autres lui donnent raison. Elle en profite alors pour ajouter avec le même soupir en se frappant la poitrine, qu’il y a des moments où elle se demande si ces incapables méritent que ma sœur et moi, on ait risqué nos vies et subi ce qu’on a subi, pour le résultat qu’on voit aujourd’hui. Elle dit ce qu’elle pense. Elle exagère des fois mais je ne peux rien y faire. C’est comme ça.  C’est ma mère!

Aziz Benyahia