Exiguïté, insalubrité, irrégularités, anarchie, délinquance. C’est en allant à la rencontre des chauffeurs de bus de la gare du Caroubier que nous avons découvert la face cachée de la plus importante gare routière du pays. Reportage.
Fatigue, sommeil et inconfort jusqu’aux drames
En dehors de l’enceinte de la Société d’Exploitation et de Gestion de la Gare Routière (SORGAL), plusieurs bus qui assurent la liaison entre Alger et des villes intérieures du pays sont stationnés sur une piste en travaux, faute de place dans la gare. Après plusieurs heures de trajet, les conducteurs sont allongés dans les coffres de leur bus pour se reposer. Lorsqu’on les aborde, ils évoquent les problèmes auxquels ils se heurtent au quotidien. « Les chauffeurs et les receveurs qui passent la nuit à la gare vivent une grande souffrance. Ils ne trouvent pas de toilettes, ils ne trouvent pas de douches. Moi, par exemple, qui viens d’arriver de Ouargla, après une douzaine d’heures de trajet, je ne trouve pas où me doucher. Pour me reposer, je n’ai que la malle de mon bus », regrette Lounes. Et de s’interroger : « Peut-on se permettre une chambre d’hôtel à 3 000 DA alors que nos salaires mensuels ne dépassent pas les 35 000 DA ? »
Un chauffeur qui ne se repose pas bien avant de prendre le volant met sa vie et celle des voyageurs en danger. Sur cette réflexion, un receveur sursaute et commence à évoquer un accident de la route. « Vous avez entendu parler de l’accident qui a eu lieu entre Touggourt et Ouargla, dans lequel une douzaine de personnes ont trouvé la mort ? Le chauffeur du bus qui a heurté le camion semi-remorque ce jour là était rongé par la fatigue ».
Un autre chauffeur confie que « la plupart des chauffeurs de bus ne sont pas déclarés à la caisse nationale de l’assurance sociale (CNASS) ». Pour ne pas « assurer » leurs employés, les propriétaires des sociétés de transport recourent aux chauffeurs retraités pour des trajets nocturnes longs de plusieurs centaines de kilomètres. « Les chauffeurs retraités ont une vision faible. Ils ne peuvent même pas remplacer une roue. Le ministre des transports doit intervenir ! », martèle un receveur. Pour assurer des trajets entre les régions du sud et la capitale, sur des distances allant jusqu’à 1 400 Km, les propriétaires de bus ne recrutent pas de doubleurs de chauffeurs, nous révèle-t-on encore.
À la SORGAL, nous relevons également le manque d’un garage pour l’entretien des véhicules. « Si on tombe en panne, on nous demande de faire sortir les bus pour chercher un mécanicien », confie Kadeur, un chauffeur originaire d’Illizi au sud du pays
Caroubier : les nuits de tous les dangers
A la SORGAL, la nuit, seuls les voyageurs qui attendent leur départ peuvent rester dans l’enceinte de la gare. Les voyageurs qui y débarquent n’ont pas le droit d’accéder à la gare. « Une fois, on est arrivé ici à vingt heures. On nous a demandé de faire descendre les voyageurs dehors. Imaginez-vous, en plein hiver, des jeunes filles qui arrivent du sud passent la nuit à la belle étoile », raconte un des routiers rencontrés sur les lieux.
Des routiers qui n’en peuvent plus de subir l’état calamiteux de cette immense gare. « Ça fait deux jours que j’ai commencé le travail, je constate qu’il y a trop de saleté, ici. Il n’y a pas de poubelles. Les passagers laissent des bouteilles, des gobelets et autres emballages dans le bus. Lorsque je nettoie je ne trouve pas où mettre les déchets. Dans ce cas, je suis obligé de jeter par terre … », dit Ahmed, un chauffeur qui se déplace chaque jour entre Alger et Biskra, située à plus de 400 Km au sud-est de la capitale.
Imed, un receveur, se plaint lui de la corruption : on lui vole des clients ! Il raconte : « Je remets ma carte et j’ouvre le départ. Mais lorsque mes clients arrivent aux guichets, on les renvoie vers d’autres horaires. Pour un autre bus, dont le propriétaire a versé un pot-de-vin ». Des courtiers guettent. Ils s’approchent des personnes qui tiennent un colis dans leurs mains et proposent leur « service » : un envoi express contre une somme de 500 DA. Mais, à la fin, ils confient le colis au bus désigné.
La prostitution, la drogue, l’alcool, on en trouve aussi à la gare routière du Caroubier. « Il faut venir pour voir ce qui se passe la nuit à la gare », ironise un receveur. Celui-ci espère surtout voir les services de sécurité intervenir pour mettre un frein à la conduite en état d’ivresse.
Au niveau de l’Entreprise de Gestion de la Circulation du Transport Urbain (EGCTU) du Caroubier, qui gère l’espace réservé aux taxis, on se plaint également de l’insalubrité, du manque d’espace, de l’anarchie et des autres irrégularités. Deux queues : une pour la cafétéria, l’autre pour les toilettes. Plusieurs minutes pour un besoin naturel. « Une femme pressée a versé des larmes parce qu’elle ne trouvait pas où aller pour se soulager », racontent des voyageurs qui fréquentent habituellement ce coin de la gare du Caroubier. Lyes, un délégué syndical des taxieurs de la wilaya d’Alger, s’est empressé de nous parler d’un problème qui l’exaspère : 170 taxieurs de la wilaya de Sétif et 120 taxieurs de la wilaya de Bordj Bou Arreridj travaillent en dehors de la gare depuis plusieurs mois.
« Ils ne rentrent pas ici. Ils racolent », dit-il. « Nous avons tenté de régler le litige que nous avons avec les taxieurs de ces deux wilayas, en vain », déplore-t-il. Selon les confessions de nos interlocuteurs, parmi ces taxieurs qui travaillent en dehors de la gare, on peut trouver des repris de justice et des « faux taxieurs » – ceux qui n’ont pas de licence, un document indispensable pour exercer ce métier. Ici, comme à la SORGAL, on est confronté à la concurrence déloyale des clandestins. « Des policiers travaillent comme clandestins ou protègent leurs amis clandestins », dénoncent des taxieurs rencontrés sur place.
Des histoires, des témoignages, des complaintes : la gare routière du Caroubier, la plus importante gare de toute l’Algérie, est un véritable univers recroquevillé sur lui-même. Un monde à part transformé en carrefour d’échanges. Les habitants de toute l’Algérie se croisent ici où le sud, l’est, le nord et l’ouest s’entremêlent pour donner naissance à une véritable mosaïque représentative d’une Algérie plurielle mais complexe. Cette plaque tournante du transport inter-urbain est le point commun qui relie les différentes wilayas de tout le pays. Une gare qui veut toujours garder ses coulisses secrètes et impénétrables.
Djemai B