Mardi dernier, trois jeunes algériens ont succombé à une mort violente à Ghardaïa. Le lendemain, mercredi, la liste macabre s’est allongée de vingt-quatre morts supplémentaires. Des morts sauvages et stupides. Des morts pour rien. Des morts dans l’indifférence.
Voici que l’on reparle de Ghardaïa. Ni en termes d’apaisement ni en termes de retour au calme. Après une brève période de faux calme et le retour à la raison en ce mois béni, on espérait des initiatives politiques décisives. Longuement mûries dans les instances adéquates, elles auraient pu être concoctées pour mettre fin à ce qui demeure pour l’heure, une faillite morale de toutes les équipes gouvernementales qui ne cessent de se succéder.
Il s’agit d’un feu qui brûle là-bas en pays mozabite, loin de la capitale, et dont le Pouvoir est le principal responsable. En islam, ce qui se passe au M’zab s’appelle tout simplement la « Fitna » et Dieu sait, si je puis dire, que le Prophète (Ass) a consacré sa vie à mettre en garde les musulmans contre le danger le plus mortel qui guette la Oumma : la fitna, ou la division avant l’annihilation. Nous y sommes.
Lorsque, le 26 mars 2014, en plein milieu de la crise au M’zab, un mufti salafiste algérien déclare sur la chaîne saoudienne Iqraa, largement suivie chez nous, que les Ibadites (mozabites) sont les « ennemis de Dieu » et qu’il faut par conséquent les exterminer, on s’attendait naïvement au recours à la justice et à la mise au pas de ceux qui soufflent sur les braises. On ne vit rien venir hormis la sidération et un sentiment de dégoût et de lassitude.
Les événements, qui ont continué de semer la haine et la mort, reprennent aujourd’hui avec plus de violence et font éloigner tout espoir de réconciliation et de concorde entre les populations. Devant l’incapacité du Pouvoir à prendre la question à bras le corps, on se perd en conjectures. Quelques rappels historiques, des pistes pour comprendre et enfin des propositions de sortie de crise.
Rappels historiques :
Les Ibadites constituent une infime branche de l’islam, qui considère que le successeur du Prophète (Ass) doit être désigné par la « choura » (collège de dignitaires), sans distinction d’appartenance tribale. A la différence des kharijites, ils s’engagent à respecter la décision collégiale. Réputés pour leur courage et leur ténacité dans l’adversité, ils considèrent que l’islam est une croyance dans les cœurs, dans le comportement quotidien, dans la relation à l’autre et dans la pratique du bien. Leur ouverture d’esprit leur a valu beaucoup de déboires notamment avec les tenants d’une ligne ultra-orthodoxe de l’islam. Ainsi, ils considèrent qu’un musulman qui ne fait pas la prière, est toujours un musulman et qu’il n’appartient pas aux hommes de le juger.
Les Ibadites ont donné de grands penseurs et de grands savants à l’Islam. Des théologiens de grande valeur, des sommités de la littérature religieuse et islamologique ont contribué à faire connaître l’islam par leurs œuvres qui sont étudiées dans de nombreuses universités étrangères. C’est aussi grâce aux Ibadites que l’islam a prospéré en Algérie. Ils nous ont donné Ibn Rostom, le fondateur de la dynastie des Rostomides en Afrique, et Moufdi Zakaria. On ne peut en dire plus en peu de lignes.
Des pistes pour comprendre :
Entre les Chaâmbas ( sunnites ) et les Mozabites ( ibadites ), la différence va bien au-delà des rituels, de la langue ou des traditions ; autant de particularités qui auraient pu être plutôt sources d’enrichissement. Elle porte sur le refus pas les Chaâmbas d’avoir comme voisin, une société trop fermée à leur goût, totalement communautariste, nettement plus éduquée, respectueuse des valeurs d’un islam apaisé, ouvert et tolérant et qui doit veiller pour sa survie, comme toutes les minorités, à la sauvegarde de ce qui fait sa spécificité. Toutes ces différences constituent un ensemble d’ingrédients qui vont provoquer le ressentiment et la jalousie et des attitudes pouvant aller jusqu’à la haine et à l’hostilité ouverte pour peu que des esprits malveillants s’en mêlent. De « bagarres de clocher », en incidents de fins de matchs de football ; de mauvaises répartitions des subventions publiques, en maladresse dans les affectations des représentants de l’administration, on arrive à des pics d’énervement général dont les conséquences dépassent largement les capacités des forces de paix locales. Quand de surcroît, des mains expertes sont à la manœuvre pour déstabiliser la région pour des raisons de calcul politique, on arrive à une situation de guerre larvée et d’incendie mal éteint qui peut repartir au moindre prétexte.
Le Gouvernement n’a su, ni prendre la mesure exacte et objective des problèmes, ni les décisions adéquates pour poser les bases solides d’un règlement définitif. Il s’est contenté d’un emplâtre sur une jambe de bois et de paroles lénifiantes que personne n’a prises au sérieux. Nous en voyons les résultats aujourd’hui.
Reste à se poser la question de l’impunité de ceux qui entretiennent cette tension et qui vont jusqu’à appeler à l’élimination des Ibadites. Il s’agit bien entendu des fondamentalistes qui les ont déclarés comme apostas et qui disposent des moyens financiers pour faire exécuter les basses œuvres et installer le trouble chez nous.
Des propositions de sortie de crise:
La solution est politique. Elle passe par une pédagogie claire et publique. Il faut prendre l’opinion à témoin, constituer un comité des sages, entendre les représentants des deux parties, prendre les décisions qui s’imposent dans l’intérêt général et se doter des moyens pour les faire respecter.
Les dégâts sont déjà considérables. Hormis les morts d’hommes, les haines recuites et les désirs de vengeance, il y a ceux qui laisseront des traces profondes dans l’esprit des jeunes et des adolescents et qui nécessiteront des moyens pédagogiques considérables si on veut éviter au pays d’autres bombes à retardement.
L’heure est grave. Les Autorités doivent agir maintenant en déployant les grands moyens. Notre pensée en ce mois béni doit aller aux familles des victimes. L’Etat doit prendre ses responsabilités. Il y va de l’unité de la nation.
Aziz Benyahia