Mohamed Garne, reconnu victime de guerre, revient sur son procès qui a duré plus de quinze ans. Il nous parle de son affaire sensible et douloureuse. Fadéla Hebbadj a rencontré Mohamed Garne avec qui elle a parlé, quasiment tous les jours, pendant plus d’une semaine autour de la question de cette reconnaissance juridique qui implicitement conduit à un problème politique précis concernant la guerre d’Algérie.
Fadéla Hebbadj : Vous avez passé votre vie entière à rechercher la vérité sur ta famille, quand vous l’avez trouvée, quand vous avez compris que le contenu de cette vérité fourmillait de crimes liés à la guerre d’Algérie, vous avez porté votre histoire devant la chambre des tribunaux algériens puis français. Et vous l’avait fait entendre aux oreilles de la justice, qui l’a reconnue. Vous avez été reconnu victime de guerre par la justice française en 2001. Kheira, votre maman a été torturée et violée dans un camp pendant de longs mois, puis elle tombe enceinte. Les soldats la torturent et lui donnent des coups de Rangers au ventre pour provoquer une fausse couche. Vous êtes l’enfant de ce viol et vous survivez malgré toutes ces abominations. Vous êtes né au couvent de St-Cyprien des Attafs, le 19 avril 1960.
Mohamed Garne : Durant l’opéra Challe contre la Wilaya 4, dernière opération durant les accords d’Evian, ma mère a quinze ans lorsqu’elle est raflée dans le camp de concentration de Theniet-El-Had, département du Titeri. Et moi, je suis né entre le marteau et l’enclume, c’est-à-dire au moment des pourparlers entre le gouvernement de la République Algérienne conduite par krim Belkacem et la délégation Française conduite par Louis Joxe. Durant ces accords, violée et torturée, ma mère payait le prix de la négociation : un otage pour le GPRA et une cible facile pour l’Etat français. Sa malchance est d’avoir fait partie des 95% d’algériens analphabètes du système colonial.
F.H : Une cible, en effet facile. Malheur au peuple épris de liberté qui ont des femmes et des hommes analphabètes, et de puissants ennemis. Mais cette quête d’identité, le fait d’avoir découvert que ton père n’était pas un grand héros de l’indépendance mais un simple militaire français, t’ouvre vers une longue quête administrative, vers une quête de nationalité, quête ensuite judiciaire après ta naturalisation française, qui te plonge dans l’histoire collective. Indirectement, toutes ces quêtes te poussent à entrer dans un processus de clarification politique. Cette quête de vérité qui te permet l’écriture de ton histoire est précisément ancrée au cœur de l’histoire entre la France et l’Algérie. D’autres victimes ont été abominablement persécutées l’année de ta naissance, mais toi, tu as quand même un itinéraire hors du commun ! Vous êtes le premier Algérien à avoir gagné un procès contre l’Armée Française.
M.G. : C’est vrai, je suis un empêcheur de tourner en rond. J’embête l’Etat français.
F.H : Vous ne mettez pas seulement dans l’embarras, vous permettez à la justice d’agir avec un peu plus de justice. En faisant de votre vécu un cas de jurisprudence, vous fragilisez la loi de 68. A travers ton procès de 2001, vous soumettez à examen une amnistie fondatrice en France, adoptée le 31 juillet 1968 par l’Assemblée nationale.
M.G. : En 1962, l’accord d’Evian met fin aux opérations militaires et à toute action armée sur l’ensemble du territoire algérien, puis le parlement a adopté le 31 juillet 68, une loi portant amnistie de l’ensemble des crimes commis pendant la guerre d’Algérie. « Sont amnistiés de plein droit toute infraction commise en relation avec les événements d’Algérie, dispose l’article 1 de la loi. Sont réputés commises en relation avec la guerre d’Algérie toute infraction commise par des militaires servant en Algérie. Cette loi déresponsabilise des assassins, c’est une loi criminelle. C’est un militaire, le général de Gaulle qui l’a proposée à l’Assemblée nationale civile et libre. Dans un pays démocratique et libre, on n’amnistie pas des criminels.
F.H : C’est donc une loi qui protège des assassins durant la guerre d’Algérie !
M.G. : Cette loi de 68 découle des accords d’Evian, c’est une loi criminelle.
F.H : Ces accords marquent un moment de l’histoire sur le chemin de l’établissement d’un Etat algérien indépendant. La délégation s’est battue. Ils l’ont arrachée à coups de décrets, d’articles de loi, l’autodétermination ! Leur temps était compté. Des concessions étaient inévitables étant donné ces courts moments.
M.G. : Oui, mais je pense que les 22 du GPRA étaient loin d’imaginer que le général de Gaulle intensifierait le décret d’amnistie de 1962. La guerre est un vaste océan de crime auquel il ne faut pas ajouter un cri ou un écrit écorché qui fasse éveiller les rancœurs. Il y a des blessures de part et d’autres. Les harkis trahis, les pieds noirs trahis par de Gaulle. Les parents d’appelés qui ont perdu leurs enfants. Le peuple colonisé porte dans sa chair un long crime de 132 ans. Les harkis, instrumentalisés contre leurs propres frères. Tu sais comment on appelait Les harkis volontaires ? La torche de l’armée française. Ils étaient éclaireurs, ils ont fait beaucoup de mal en torturant eux-mêmes leurs frères. Mais il y a aussi des harkis contraints d’exterminer leurs familles sous peine de mourir. Dans cette guerre, l’Etat français de l’époque a profité de leur illettrisme, elle a agit dans une extrême perversité. Sans justifier leurs actes, je tente simplement de comprendre.
F.H : Connaissiez-vous cette amnistie avant le procès ?
M.G. : Je l’ai découverte peu de temps avant, en 1998. Le 25 septembre, le service départemental de l’O.NA.C. (Office national des Anciens Combattants et Victimes de guerre) m’adresse une lettre m’informant « qu’en signant les accords d’Evian, en date du 18 mars 1962, l’Etat Algérien a endossé la responsabilité de régler tous les litiges survenus pendant la période de maintien de l’ordre en Algérie (1954/1962) et d’indemniser les victimes. De ce fait ma demande devait, selon eux, être adressée au gouvernement Algérien.
F.H : Il vous fallait donc recouvrer la nationalité française pour porter plainte ?
M.G. : Je l’ai obtenue, étant né d’un père militaire français. Le tribunal a reconnu que ma mère était bien dans un camp. Mais ils ont retenu deux hypothèses concernant ma naissance : soit elle subissait une prostitution imposée, soit un viol. Vous imaginez une femme se prostituer dans un camp de concentration !
F.H : Hypothétiser une prostitution imposée dans un camp de concentration ! C’est proprement cynique. Il est difficile de penser qu’en 2001, des experts puissent encore envisager pareilles inepties.
M.G. : La cour a même refusé à ma mère un visa pour venir témoigner.
F.H C’est donc sur votre unique témoignage que la cour a fondé son jugement
M.G. : Elle l’a fondé sur l’avis d’un expert psychiatre. Un militaire à la retraite. Et évidemment, sur l’existence de ce camp où je suis né, ainsi que les divers documents administratifs concernant l’origine de ma naissance, mon placement au couvent et mon adoption. Quand on m’a dit que le psychiatre a fait la guerre d’Algérie, j’ai eu le sang glacé. Ma mère absente durant le procès et un militaire de carrière à la retraite choisi comme expert, tout cela laissait présager rien de bon. Mais surprise, lors de notre première rencontre, ce Général m’a dit : « Vous savez Monsieur Garne, n’ayez pas peur. J’étais à Timimoune, je n’ai pas tiré une seule balle. Mettez-vous à l’aise ! » C’est par décision de la Cour qu’il a été nommé, mais elle a rejeté l’expertise de cet ancien Général, lorsque ce dernier a évalué mon taux d’invalidité à 60%. Furieux, il a même écrit une lettre à la cour, dans laquelle il a manifesté son mécontentement.
Le tribunal français m’a reconnu victime de guerre. J’ai donc gagné mon procès en 2001 pour trouble psychologique de guerre, et j’ai été reconnu invalide à 30%. Mon but était de condamner l’Etat français pour crime de guerre et crime contre l’humanité. Condamnation impossible étant donné cette loi d’Amnistie.
F.H : Comment avez-vous vécu ces longues périodes d’investigations judiciaires ? Car ce procès a été long et onéreux. Quinze années !
M.G. : Vingt avocats ont refusé de prendre en charge cette affaire. C’est finalement Jean-Yves Halimi qui s’en est occupé parce qu’il a été troublé par les scarifications sur mon corps. Je me balafrais.
F.H : Une situation qui dépasse l’entendement, et qui dépassait justement les lois françaises. Ce crime commis par des soldats était lui-même protégé par la fameuse loi d’Amnistie de 1968. C’était un cercle vicieux ! Vos difficultés étaient nombreuses. D’une part, sans travail, il fallait payer des avocats, et d’autre part, cette amnistie qui découle de l’accord du 12 mars 1962, n’inauguraient aussi rien de bon pour condamner ces violeurs !
M.G. : Oui, elles étaient nombreuses. Je n’avais aucun moyen financier. Je récupérais des objets cassés que je réparais et, je les vendais ensuite dans les marchés. J’ai ainsi économisé 10000 francs que j’ai versés à mon avocat. Dans le monde de la récupération, on rencontre des personnes très intéressantes. Toutes sortes de gens… Même des gens de plume. On s’entraidait. On échangeait nos récoltes en fonction des nécessités de chacun.
F.H : Et après toutes ces épreuves, êtes-vous satisfait de ce procès ?
M.G : Non, je ne suis pas satisfait. Mon objectif était de déposer plainte pour crime de guerre et crime contre l’humanité contre le ministère de la Défense française puisqu’il s’agissait de soldats français qui ont torturé et violé ma mère. Après moult combats, je gagne le procès de 2001. Et en fin de compte, comment les juges ont pu me donner gain de cause puisqu’une loi, celle de 68, protège les crimes de guerre pour trouble psychologique ou pour autre chose !
F.H : Selon vous, le procès devrait-il être condamnable ?
M.G : En prononçant ce verdit, je pense en effet qu’il devrait l’être. Il est curieux que seul le ministère de la Défense ait rejeté toutes mes demandes, parce qu’il savait que cette loi protégeait n’importe quels officiers ou soldats criminels durant la guerre d’Algérie. Je peux néanmoins dire que ce procès n’est pas une victoire pour moi, c’est une victoire pour la justice française. La loi de 68 est caduc. Ce procès annule une loi criminelle.
F.H : Avez-vous l’intention de poursuivre l’Etat Français ?
M.G. : En mai 2002, j’ai déposé plainte pour crime de guerre et crime contre l’humanité. Le ministère de la Défense m’a renvoyé à la loi quadriennale. Je leur ai envoyé une des clauses des codes de pension militaires français dont la circulaire relative à l’application du décret du 10 janvier 1992, paru au J.O., modifie le chapitre des troubles psychiques de guerre du guide barème des invalidités, la seule circulaire qui m’exempte de justifier cette loi quadriennale. Au vue du procès de 2001, je suis irresponsable pour trouble psychologique de guerre. Et parce que je suis irresponsable, je n’ai pas à prouver quoi que ce soit.
F.H : Où en êtes-vous en ce moment ?
M.G. : La Cour Administrative de Paris a rejeté mon affaire, prétextant qu’elle était jugée, se référant au jugement de 2001. Cela implique qu’elle juge l’affaire dans la forme et non dans le fond. En réalité, la loi de 68 n’a plus lieu d’être suite à mon procès de 2001. Démonstrativement, je n’ai pas seulement gagné un procès, je n’ai pas fragilisé la loi d’Amnistie de 68, je l’ai vaincue. Elle est morte. J’ai implicitement anéanti une loi. On pourrait même remplacer l’Amnistie de 68 par la loi Garne.
F.H : Vous avez écrit un livre qui s’intitule : Français par le crime, j’accuse, à compte d’auteur.
M.G. : De fait, je suis le fruit physique d’une guerre coloniale. Ma mère a été esclave et objet sexuel de soldats français. Le Tribunal a seulement reconnu que mes troubles physiques et psychologiques ont été provoqués par son viol. Le crime est justifié, c’est sur le plan politique qu’il est nécessaire d’agir. Quand le pays des lumières abrogera la loi criminelle de de Gaulle concernant la guerre d’Algérie, je me considérerais alors français à part entière.
F.H :On peut dire que c’est un combat que vous avez mené seul, mais j’imagine que durant votre itinéraire initiatique, vous avez rencontré des aides précieuses !
M.G. : Vous as raison, je pense au Général de Bollardière, aux appelés que j’ai rencontrés, aux français de cœur qui m’ont aidé… Aux journalistes ; Franck Johannès, Raphaëlle Bacqué et le courage réputé d’Edwy Plenel, qui a fait paraître l’article de Florence Baugé. Le point, le Nouvel Observateur, Marianne, l’Humanité, La Croix, et tant d’autres.
Je souhaite dédicacer cet entretien au mari de ma mère, un héros de la Révolution Algérienne et engagé volontaire de 1939 à 1941 contre le nazisme, matricule 39910606/bcam/ai3/af/md, qui n’a pu connaître sa femme.
Propos recueillis par Fadéla Hebbadj