Mohamed Benchicou est un journaliste engagé, écrivain et fondateur du journal Le Matin suspendu en Algérie et qui est publié aujourd’hui sur internet. Il publie « Journal d’un homme libre » son quatrième livre, qui comme les précédents, est tombé sous le coup de la censure en Algérie. Il nous parle , dans l’entretien qui suit, de ce livre qui dérange et de l’injustice dont il est victime à cause de ses écrits et ses opinions politiques.
1- Journal d’un homme libre est votre troisième livre, et le deuxième écrit depuis votre sortie de prison en 2006. Comment le présentez-vous
C’est en fait mon quatrième livre. Le troisième depuis ma sortie de prison. Vous avez omis de signaler « Je pardonnerai », recueil de poèmes de prison sorti en mai 2006.
Pour revenir à « Journal d’un homme libre », disons que c’est la suite des « Geôles ». L’idée de ce livre m’a été suggérée par les lecteurs durant les séances de dédicace du livre Les geôles d’Alger :« C’est pour quand la suite ? » Je n’avais pas envisagé une suite au livre Les geôles d’Alger. Mais une si massive et si obstinée requête m’invitait à me fier à l’instinct populaire et à changer d’avis. Je n’ai pas regretté.
2- Au temps pour moi. Pour écrire ce livre vous avez opté pour la forme romancée en ayant recours à la fameuse « noukta »( la blague), l’humour algérien et l’insinuation pour rapporter et analyser la situation politique en Algérie. Pourquoi ce changement d’approche ?
Dans ce livre, ce sont mes ex-codétenus qui parlent. Ils mettent en scène leur propre détresse pour mieux la dépouiller de sa gravité… Ils rappelent que la rue arabe a de tout temps réagi par la noukta à la dictature des joumloukias, ces régimes politiques arabes autoritaires et travestis qui ont pris l’apparence de la République occidentale moderne et tout son archaïsme à la monarchie orientale.
La noukta, cette blague impitoyable qui caricature les despotes et qui fait rire de leurs exactions.
Du golfe à l’Atlantique, elle est la chose la mieux partagée par les masses arabes. Et de SaddamHussein à Ben Ali, en passant par Moubarak ou Khadafi, tous les dictateurs arabes sont férocement brocardés et leur comédie de pouvoir raillée avec un humour impitoyable.
Alors, dans ce livre, je sacrifie au rite du malheur théâtralisé.
A la noukta et à la caricature les despotes.
Je chausse le regard sardonique de mes ex-codétenus pour dévisager mon pays et je décrirai, dans ce livre, la parodie du pouvoir avec leur langage persifleur.
L’histoire que je raconte est la leur. Avec leurs mots.
3- D’emblée dans le Journal d’un homme libre, vous dites que vous vous êtes détaché de vos vanités d’intellectuel, au profit d’un rapprochement de ce peuple qui vous a soutenu, qui ne vous lit pas forcement dans le texte, mais avec lequel vous êtes lié en communion des cœurs et du combat? Qu’est-ce qui a changé en vous depuis votre incarcération et qui justifierait cet examen de conscience?
Des gens qui ne fréquentent ni les restaurants d’Alger ni les cercles d’initiés, des hommes et des femmes de l’Algérie profonde sont venus un matin devant la porte d’une prison attendre un homme qu’ils n’avaient jamais vu. Ils sont venus non pour sacrifier au rite de l’écrivain crucifié mais juste pour apostropher, au nom d’une vieille convention avec l’avenir, les vanités et les amnésies et rappeler une tenace obsession : la plume libre est la fille des hommes sans voix.
Eux seuls y ont intérêt, n’ayant rien à gagner de l’obscurité et tout à espérer de la lumière.
C’est ce qu’étaient donc venus me rappeler, ce matin-là, sous le ciel de juin, ces hommes qui sortaient des murs du silence et du ventre de ma terre pour fêter dans Alger une défaite des croque-mitaines : « Tu es des nôtres et nous sommes là pour le faire savoir ! »
C’était la famille primordiale qui parlait.
Dans la cohue, je réalisais toutefois que la grande chance et le grand malheur de devenir bagnard, pestiféré et banni du monde bien-pensant, tenait à peu de choses. Il suffisait pour cela de faire partie de cette caste d’esprits têtus et ingénus qui prétendent faire du journalisme avec les choses les plus méprisées par les détenteurs du bon goût.
Le malheur fut pour moi éphémère : la prison. J’en sortais. La chance, en revanche, promettait d’être éternelle : une idée. Celle de comprendre que l’honneur de la plume était de descendre dans la rue. Je n’avais pas fini d’y entrer. On accédera alors à la magie de faire battre des coeurs solitaires au rythme de nos mots incertains.
Ce n’est sans doute pas à la portée de tous. Il faut renoncer, pour cela, aux surdités de l’orgueil, tendre l’oreille à ces appels muets qui résonnent parfois dans les eaux du Mazafran ou que nous propose, d’autres fois, l’écume de la mer quand la colère s’empare du ciel. Celui qui aura reçu ce message aura, comme dit le poète, ouvert son coeur à une semence infinie et son oeuvre n’en sera que l’éternelle floraison.
4- Journal d’un homme libre, à l’instar des trois précédents, est interdit en Algérie. De l’aveu même de Khalida Toumi, la ministre de la culture, ce livre a été censuré parce qu’il comporterait des passages antisémites et révisionnistes de l’histoire révolutionnaire de l’Algérie ? Elle voulait aussi vous éviter de retourner en prison, avait-elle déclaré. Que lui répondez-vous et que pensez-vous de la censure qui sévit en Algérie?
Reportez vous à la réponse que je lui ai faite. ( lire ici la lettre que Mohamed Benchicou a adressée à Khalida Toumi, ministre de la culture, suite à ces accusations et les extraits de son livre contestés par cette dernière)
5- Vous remettez en cause la crédibilité d’une certaine presse algérienne dite indépendante qui a choisi de faire dans le journalisme de convenance que vous appelez ironiquement « le journalisme professionnel », afin de garder ses privilèges. Aussi, vous fustigez une élite intellectuelle et politique d’opposition divisée, selon vous, entre ceux qui sont bernés par le pouvoir en place, et ceux qui ont marchandé leur « bay’a », leur allégeance au pouvoir?
Je reviens aux hommes et aux femmes de ce matin du 14 juin 2006. Les a-t-on entendus ?
Ils étaient venus nous redire que ce peuple, de tout temps trahi et abusé, a toujours eu besoin d’une solidarité aussi vaste que l’immensité de ses solitudes. Lui n’a ni sunlight ni lampions. Il n’a à proposer aux gazettes que sa patiente guerre contre la déchéance. Il sait que cette guerre-là n’est pas à la mode, que les paroissiens de la presse et de la littérature ont contraint les médias à ne s’intéresser qu’aux thèmes sublimes : Zidane, Carla Bruni, l’affaire Khalifa… Quel intérêt représente-t-il pour une presse dont le fond est formé de la gouaille, du quolibet et du scandale ? Il sait que sa patiente guerre contre la déchéance n’a, elle, rien de sublime car trop vraie !
De ce pays humilié, j’appris très tôt, en effet, que le journalisme n’est qu’insurrection et que la gloire d’une plume est d’être traitée d’insurgée.
Ici, il faut prendre parti ; pour le clan des parrains aux grosses Mercedes, ou pour les gens sans souliers.
6- Vous dénoncez dans votre livre la réhabilitation des islamistes par le gouvernement Bouteflika via la charte pour la paix et la réconciliation nationale. Selon vous Bouteflika utilise la carte des islamistes afin de s’émanciper du contrôle de l’armée qui refuserait de le reconduire pour un troisième mandat voire un mandat à vie ?
Oui, je le pense. Bouteflika a une obsession compréhensible : contrairement à ses homologues dictateurs des autres joumloukias, contrairement à Saddam Hussein, Khadafi, Hafedh El-Assad ou Ben Ali, il ne dispose pas de la réalité du pouvoir.
Pour s’affranchir de la tutelle de l’Armée et s’assurer un pouvoir à vie, il a d’abord soigneusement démembré la tribu. En trois temps. D’abord en remplaçant la génération des généraux «janviéristes» par de nouveaux chefs militaires que nous pourrions appeler des « guerriers professionnels », éliminant ainsi toute source possible de contestation de sa démarche à partir des forces armées.
Ensuite, en mélangeant les prérogatives entre responsables du ministère de la Défense nationale de manière que leurs influences s’annulent réciproquement.
Enfin, en procédant au découplage entre les services de renseignement et les forces armées.
Il compte maintenant porter l’estocade à l’aide d’un sésame qui a traversé les siècles : l’islamisme.
L’option islamiste ne présente, en effet, pour lui, que des avantages.
Elle est l’alternative idéale aux joumloukias essoufflées ; elle fait contrepoids aux généraux ; elle garantit l’asservissement de la population.
Bouteflika le sait : comme toutes les joumloukias, son pouvoir est condamné et n’a plus d’avenir que dans la République islamiste ou la République démocratique.
Oh ! il ne l’ignore pas, l’époque lui dictait de transformer sa joumloukia finissante en une République démocratique. Son peuple, tout comme la majorité des classes moyennes arabes, à l’écoute du monde et de l’Occident, ne rêve pas d’un mythique État islamique pur et dur, mais d’une démocratie qui respecte ses droits et libertés. Rien n’est plus comme avant : l’alphabétisation a fait reculer l’ignorance, le niveau de vie a progressé, le statut de la femme a évolué, tout cela a radicalement modifié les données sociales.
À voir l’influence des chaînes satellitaires arabes, qui ont délié les langues et désacralisé les pouvoirs, on saisit que les sociétés arabes sont déjà dans le débat démocratique.
Les régimes mènent une course perdue d’avance : les sociétés civiles s’organisent et
se renforcent alors que le discours et les anciennes structures d’encadrement des joumloukias sombrent dans le ridicule et l’impuissance.
Si le projet de République islamiste tire sa force du passé, celui de République démocratique tire la sienne de la force du présent.
Et Bouteflika va préférer le passé au présent.
Car l’inconvénient avec une république démocratique est qu’il n’y a plus de place pour le pouvoir absolu, plus de place pour les tyrans pittoresques.
Pas de place pour Bouteflika. En revanche, la République islamiste lui offre une exceptionnelle opportunité de se régénérer : elle n’est rien d’autre qu’une joumloukia à masquereligieux.
On y retrouve, en effet, la possibilité de gouverner sans partage sous le couvert du même formalisme que celui des « Républimonarchie » arabes (promulgation d’une constitution, tenue d’élections régulières ou statut de « citoyen » magiquement octroyé aux sujets de l’État despotique…)auquel s’ajoute le couvert de Dieu ! «
7- Vos détracteurs doutent de votre engagement de militant pour la démocratie. Ils vous accusent d’être une plume au service d’un clan du pouvoir qui, à travers vous, voudrait régler ses comptes avec le clan de Bouteflika ?
Je suis pour que chacun pense ce qu’il veut.
8- Vous avez soutenu la candidature de Benflis lors de la campagne présidentielle de 2004. Cette même année vous êtes incarcéré à la prison d’El Harrach pour purger deux années d’emprisonnement. Pourtant, nous n’avons noté aucune réaction d’indignation de la part de Benflis. Vous a-t-il lâché à son tour ?
Je n’ai jamais soutenu la candidature de Benflis. Relisez Le Matin de 2004 ! Je n’attendais donc rien de lui.
9- Pour revenir à votre emprisonnement, la juge d’instruction vous reprochez un transfert « illégal » de bons de caisse à l’étranger. Or, dans votre livre vous parlez de ce fameux nouveau « article Benchicou », introduit en catimini dans le code pénal, après votre condamnation, dans le but de combler un vide juridique. Donc vous avez été incarcéré non pas pour le délit annoncé, mais pour un autre « délit » inavoué. Comptez-vous introduire un recours ?
Le Journal Officiel numéro 31, en date du 13 mai 2007, publie le nouveau « Règlement N°. 07-01 de la Banque Centrale, du 3 février 2007, relatif aux transactions courantes avec l’étranger et aux comptes devises » introduit la « disposition Benchicou ». L’article est ainsi libellé : « Sauf autorisation expresse de la Banque Centrale, l’exportation de tout titre de créance, valeur mobilière ou moyen de paiement libellé en monnaie nationale sont interdites… »
Cela veut dire que depuis le 13 mai 2007, il est interdit de voyager avec des bons de caisse ou tout autre titre de créance…
Et cela veut dire surtout qu’avant le 13 mai 2007, voyager avec des bons de caisse n’était pas interdit ! Et qu’on m’a poursuivi injustement ! Ils n’avaient aucune base légale ! Ils m’ont emprisonné en juin 2004 pour un « délit »… qui ne l’est devenu qu’en 2007 !
Ils ont grossièrement reconnu leur arbitraire parce qu’ils devaient absolument combler un vide juridique compromettant et ils croyaient pouvoir le faire dans la discrétion…
Oui, je vais introduire un recours.
10- Il paraît qu’un nouveau procès vous attend en Algérie ?
J’attends confirmation.
Entretien réalisé par Fayçal Anseur
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