La Kabylie et le strabisme réducteur de certains Algériens

Redaction

Chez nous, on a fini par perdre le sens de la mesure et on ne sait plus faire dans la nuance. On ne fonctionne plus que par approche binaire.

Soit c’est blanc, soit c’est noir. C’est Yajouz ou Layajouz. Etre neutre, c’est manquer de courage. Choisir le juste milieu, c’est refuser de s’engager. Une jeune fille en jeans est une créature dépravée. Un homme en barbe est un bon musulman. Une femme recouverte de noir est une sainte. Et ainsi de suite. Quand le raisonnement à courte vue prend ses quartiers il faut s’attendre à de sérieux dégâts. Florilège.

Aux abords de Tizi-Ouzou on est impressionné par les cadavres de canettes de bière sur les trottoirs ou les bas-côtés de la route. Pour certains, l’occasion est trop bonne pour qualifier les habitants  d’alcooliques. On vous conseille d’éviter de s’y aventurer le soir parce que les gens titubent, les bars sont bourrés et la ville chavire.

Cela  rappelle un conte de Voltaire. Un habitant de l’étoile Sirius scrute la terre avec une longue vue. Il voit trois baleines et conclue que tous les habitants de la terre sont des baleines. Appelons cela un strabisme réducteur. Il a la particularité de permettre des syllogismes bien particuliers. Boire de l’alcool mène en enfer. A Tizi, tout  le monde boit de l’alcool. Donc ! Tous les habitants de Tizi iront en enfer.

 

Pour le même tarif, on aurait droit à un autre du même acabit :

Faire la prière mène au paradis.

Tous les barbus font la prière.

Donc ! Tous les barbus iront au Paradis.

 

Voilà, à peu de nuances près, où nous mènent les charlatans et les hérétiques de tous bords. N’allez pas leur citer les versets du Coran et le droit au libre arbitre, ils vous répondront que vous n’avez rien compris. Dites-leur que vous n’avez de compte à rendre qu’à Dieu et que sur la foi du Coran, chacun est responsable de ses actes, et ils vous traiteront d’anarchiste ou de libertaire. Dites-leur qu’il ne faut pas généraliser, ni juger sur les apparences et vous passerez pour un moralisateur ou un naïf. Dites-leur que l’islam est paix, amour et tolérance et vous serez apostat. Dites-leur que la barbe ne fait pas le saint et vous passerez pour ennemi de Dieu.

 

De l’autre côté, il y a d’autres types d’hérétiques qui confondent liberté et anarchie. Qui se gargarisent de démocratie mais qui refusent le débat. Qui veulent imiter l’Occident mais qui font l’impasse sur le civisme et le respect de la loi. Qui ne font pas de distinction entre la foi et la raison ni entre le profane et le sacré. Qui pensent qu’il suffit de singer un Européen pour rattraper le retard. Les apparences ! Toujours les apparences. Dans les deux cas, on néglige l’essentiel au profit de l’accessoire et on cultive la même fâcheuse tendance à généraliser et le même goût de la systématisation et du raccourci.

Il faut savoir humilité et raison garder. Et il n’est pas inutile de rappeler à tous,  que c’est en Kabylie que se trouvent quelques-unes des plus grandes confréries soufies (Athmania, notamment) qui ont perpétué depuis des siècles la tradition islamique, et relayé la parole d’Allah. De même qu’il faut savoir que ce sont les Berbères qui ont été les plus grands passeurs de la langue arabe en Afrique du Nord. Il y a tout lieu de craindre que l’alliance contre nature de l’ignorance de cette partie de notre histoire avec la malveillance des agitateurs des deux bords, n’aboutisse à installer la fitna entre les Algériens. Ceux-là sont autant responsables que ceux qui jouent sur le réflexe régionaliste et qui nous renvoient aux pires heures de la colonisation. Il faut rappeler que, face à une nation soudée et inébranlable, la Puissance coloniale n’avait reculé devant aucun subterfuge pour semer la discorde entre algériens. On connaît la suite.

Notre pays est riche de sa diversité culturelle et de ses traditions séculaires. Il ne mérite pas une aussi lamentable dichotomie, que des aventuriers veulent lui imposer, pour des raisons d’ambitions politiques personnelles ou parce qu’ils sont en service commandé. Il faut renvoyer dos à dos les excités, les illuminés et les ignorants, de quelque bord qu’ils soient. Sans le savoir, et parfois sans le vouloir, ceux-là font le jeu de ceux qu’ils devraient neutraliser ou combattre. Il y a une seule Algérie et il y des Algériens dans la diversité de leurs racines régionales et de leurs traditions locales. Les uns ne sont pas plus croyants que les autres, pas plus dévots que les autres, pas plus festoyeurs que les autres. Aucun de nous n’a le droit de juger sur les apparences, ni de jeter des anathèmes au premier contradicteur.

Pour ceux qui croient, il y a la Loi de Dieu qui ne relève que de Dieu. Pour ceux qui ne croient pas, ou qui croient différemment, il y a la loi votée par les hommes et que tout le monde doit respecter. Il importe  une fois pour toutes de séparer le sacré du profane et le religieux du laïc. Il faut bien comprendre que la laïcité n’est pas la négation du religieux mais bien au contraire, la garantie du libre exercice de sa foi dans un espace républicain et respectueux de tous.

Aziz Benyahia

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