Mohamed Kacemi est un jeune malvoyant algérien. Bientôt diplômé, il espère lancer début septembre une nouvelle association nationale, dans le but d’améliorer le sort des aveugles dans son pays. Portrait d’un jeune talent aux lunettes sombres mais à la détermination très claire.
Il a souvent pensé à partir à l’étranger. Pour vivre de façon réellement autonome, jouir de vrais droits. Mais il a finalement choisi de rester en Algérie, afin de mettre ses compétences aux services de ses compatriotes dans le besoin. « C’est égoïste de fuir et de laisser 90.000 aveugles* souffrir en silence. Si tout le monde choisit cette solution, comment la situation peut-elle s’améliorer dans notre pays? »
Mohamed Kacemi a 23 ans. Atteint dès la naissance de glaucome, une maladie dégénérative du nerf optique, il n’a vu que d’un oeil pendant 15 ans. Son acuité visuelle s’est progressivement dégradée, si bien qu’aujourd’hui il ne perçoit plus que quelques flashs de lumière, qui lui permettent de distinguer uniquement des formes très floues. Il avait 10 ans lorsqu’il a commencé à fréquenter l’école non-voyante de El Achour (banlieue ouest d’Alger), l’un des 25 établissements spécialisés de tout le pays, qu’il a dû quitter pour obtenir son baccalauréat dans un lycée classique.
Aujourd’hui, Mohamed mène de front deux licences – l’une en anglais à l’Université d’Alger 2, l’autre en droit à la faculté Saïd Hamdine. Il est également représentant commercial pour une entreprise privée, et espère bien devenir très prochainement président d’une association nationale pour les aveugles et malvoyants. Il avait déjà lancé une procédure de reconnaissance il y a deux ans, mais celle-ci n’avait finalement pas abouti.
Le jeune homme devrait déposer une nouvelle demande début septembre, mais il souhaite peaufiner son dossier au maximum pour ne pas essuyer un deuxième refus. Cette fois-ci, il s’est entouré de toute une équipe de médecins, de sociologues ou encore de psychologues, et il ne lui reste plus qu’à trouver un siège et quelques membres supplémentaires avant d’atteindre le quorum obligatoire de 15 wilayas représentées. Derrière ses lunettes noires et son air jovial, l’étudiant fourmille d’idées pour améliorer la situation des aveugles et malvoyants d’Algérie. Mais il préfère ne pas en dire plus pour le moment, afin de ne pas brûler les étapes.
Peu d’écoles, des déplacements difficiles et une pension de 3.000 DA par mois
Il existe déjà quelques associations pour aveugles et malvoyants, mais pour Mohamed elles n’ont qu’un rôle de faire-valoir. “Elles ne sont pas sur le terrain à frapper du poing et faire entendre nos revendications!”, s’emporte le jeune amblyope. “Ils sont même complices des autorités : quand ils organisent des fêtes, ils invitent leurs représentants pour qu’ils puissent montrer qu’ils font quelque chose. Mais en réalité rien n’a changé depuis trop longtemps.”
Car si Mohamed a eu la chance d’avoir un entourage, des professeurs et des employeurs très compréhensifs, qui lui ont permis de réussir, il est bien conscient que c’est loin d’être le cas de la grande majorité des aveugles et malvoyants d’Algérie. Certains ne sont même pas scolarisés car les familles ont trop honte, d’autres n’ont pas la possibilité d’intégrer des écoles spécialisées ou bien sont envoyés dans des structures destinées à tous les handicapés, où ils doivent suivre une formation qui ne leur est pas du tout adaptée. Beaucoup se retrouvent de fait sans travail, et sont contraints de survivre avec pour seul revenu leur pension mensuelle de 3.000 dinars.
La situation est particulièrement désespérée pour les non-voyants qui habitent à la campagne et ne peuvent jamais sortir seuls, mais aussi pour ceux qui sont devenus aveugles suite à un accident et n’arrivent pas à l’accepter. Ou pour les femmes, d’autant plus vulnérables aux esprits mal intentionnés. Mohamed raconte que l’une d’entre elles a même été violée l’an dernier, par un homme à qui elle avait simplement demandé de l’aide pour se repérer.
Le jeune malvoyant assure qu’il se déplace autant qu’il le souhaite grâce à l’arrêt de bus situé juste devant chez lui, à Rouiba, et qu’il ne lui est encore personnellement jamais arrivé de mésaventure embarrassante – mis à part une seule fois où, près de la place des Martyrs à Alger, il s’est mystérieusement fait voler sa canne et a dû appeler son père pour qu’il vienne le chercher. « Je tombe ou je butte sur certains obstacles à chaque fois que je vais en ville, mais c’est tout. Dieu me protège et met toujours sur mon chemin des gens pour me guider », confie le garçon, concédant cependant que les jeunes sont de plus en plus individualistes et s’énervent rapidement lorsqu’il les sollicite.
« Nous ne sommes ni des malades mentaux, ni des extraterrestres »
Pour Mohamed Kacemi, il y a tout d’abord un immense effort à fournir pour faire évoluer les mentalités. “Si nous avons un handicap physique, la plupart des citoyens ont un handicap moral vis-à-vis de notre situation. Certes nous ne voyons pas, mais autrement nous sommes des êtres humains tout à fait normaux. Nous ne sommes ni des malades mentaux, ni des extraterrestres! », déplore-t-il.
Alors qu’il est difficile pour les aveugles de se déplacer – malgré la gratuité des transports publics – le jeune homme raconte toutes les démarches qu’il a dû entreprendre pour ouvrir un compte en banque. Et finalement s’entendre dire qu’il devait obligatoirement présenter une procuration d’une personne voyante avant chaque retrait ou dépôt d’argent.
A l’inverse, certains croient les aveugles et malvoyants dotés de capacités hors du commun, comme par exemple la faculté de retenir du premier coup les numéros de téléphone. “Nous ne possédons pas de sixième sens. Nous avons simplement développé d’autres capacités pour surmonter notre handicap », affirme celui qui arrive à reconnaître ses vêtements au toucher, à se raser, se couper les ongles ou encore allumer sa cigarette tout seul.
De nombreux outils pour surmonter la cécité… mais pas en Algérie
Contrairement aux sourd-muets, contraints à la débrouille, les aveugles ont à disposition de nombreux outils pour leur faciliter la vie. Pour communiquer, Mohamed utilise par exemple l’application TALK sur son téléphone, qui lui lit les messages, lui annonce le nom ou le numéro de la personne qui l’appelle, ou encore lui donne l’heure. Un équivalent encore plus sophistiqué – JAWS – existe pour les ordinateurs. Equipé d’un système de reconnaissance vocale multilingue, il peut retranscrire instantanément par écrit des propos oraux, décrire des fenêtres ou encore lire des textes. Pour le reste, Mohamed privilégie le clavier AZERTY traditionnel à celui en braille, jouant agilement de ses doigts habitués à se balader sur les touches du piano, se repérant uniquement grâce aux deux petits reliefs sur les touches “F” et “J”.
Ces dispositifs sont souvent onéreux – entre 1.500 et 2.000 euros pour un logiciel JAWS, de 5.000 à 10.000 euros pour une imprimante en braille – et l’absence d’aide pousse les aveugles et malvoyants algériens au piratage. Il n’existe qu’une poignée de centres d’impression spécifiques dans tout le pays, et la plupart des ouvrages disponibles en braille proviennent de dons étrangers.
“Alors que les représentants des pouvoirs publics se vantent des équipements à chaque fois qu’ils visitent un centre spécialisé, ce qu’ils oublient c’est qu’eux ne donnent presque rien et que tout est importé », s’indigne Mohamed. “Le comble, c’est que souvent les journalistes qui les accompagnent tombent dans le panneau. L’un d’entre eux est même allé jusqu’à me dire un jour qu’on était mieux lotis que les aveugles européens, parce qu’eux n’avaient pas la chance de recevoir la visite de leur ministre de tutelle [le Ministère de la Solidarité en Algérie, ndlr].”
« Obtenir ne serait-ce que 5% de ce qu’ils ont »
Par le biais de son association et, si cela ne suffit pas, en organisant des manifestations, Mohamed Kacemi veut mettre fin à ce qu’il qualifie “d’humiliations récurrentes” de la part du gouvernement. Il ne peut s’empêcher de constater sans cesse le fossé qui sépare l’Algérie des autres pays étrangers, notamment en termes de loisirs, et rêve de partenariats avec des associations françaises ou canadiennes. « Je sais que les situations sont incomparables, mais ça serait déjà génial si on pouvait obtenir ne serait-ce que 5% de ce qu’ils ont, » conclut le jeune homme.
*entre 90.000 et 120.000 suivant les estimations.