A travers le monde, certains discours de haine sont interdits, d’autres sont autorisés voire défendus au nom de la liberté d’expression. Le point de vue d’un journaliste américain.
Les juifs ont trop d’influence sur la politique étrangère américaine. Les homosexuels sont trop débauchés. Les musulmans sont trop souvent des terroristes. Les noirs commettent trop de crimes.
Ces récriminations sont bien mal formulées. Chacune, à sa très maladroite manière, aborde néanmoins une préoccupation ou une difficulté réelle. Mais toutes contreviennent aux lois régissant les discours de haine. Dans quasiment tous les pays du «monde libre», le fait d’avoir écrit ces phrases pourrait me valoir la prison.
Les libertariens, les conservateurs culturels ou les racistes s’insurgent depuis des années contre de telles législations. Mais aujourd’hui, le problème dépasse nos frontières. Certains gouvernements musulmans, exaspérés par une vidéo anti-islam à l’origine de manifestations et d’émeutes dans leurs pays, se demandent pourquoi les insultes à destination du prophète Mahomet sont considérées comme de la libre expression, alors que la diffamation des juifs et la négation de l’Holocauste n’en sont pas. Et nous n’avons aucune bonne réponse à leur donner.
Si nous voulons être en droit de prêcher la liberté d’expression à travers le monde, nous devons la mettre réellement en pratique. Et pour ce faire, nous devons bazarder nos législations sur les discours de haine.
Défendre ou limiter la liberté d’expression?
De nombreux dirigeants musulmans veulent étendre ces lois. Fin septembre, devant l’Assemblée générale des Nations unies, ils ont prôné le durcissement de la censure.
Pour le président égyptien, la liberté d’expression ne devrait pas permettre des discours qui sont «faits pour inciter la haine» ou «dirigés contre une religion spécifique». Le président pakistanais a pressé la «communauté internationale» à «criminaliser» les actes qui «mettent en péril la sécurité mondiale en faisant un mauvais usage de la liberté d’expression».
Le président yéménite en a appelé à une «législation internationale» qui interdirait les discours qui «blasphèment les croyances des nations et diffament leurs effigies». Le secrétaire général de la Ligue Arabe a soumis l’idée d’un «cadre législatif international» contraignant, visant à «criminaliser les atteintes psychologiques et spirituelles» causées par des formes d’expression qui «insultent les croyances, la culture et la civilisation d’autrui».
Tout en condamnant fermement la vidéo, le président Obama a réagi à ces propositions par une défense farouche de la liberté d’expression. Un avis partagé avec la présidente de la Confédération suisse:
«La liberté d’opinion et d’expression sont des valeurs centrales garanties universellement qui doivent être protégées et respectées.»
Et quand un journal français a publié des dessins tournant Mahomet en ridicule, le Premier ministre de ce pays a rappelé que les lois françaises protégeant la libre expression s’appliquaient aussi aux caricatures.
Ce débat entre Orient et Occident, entre respect et pluralisme, n’est pas une crise. C’est une nouvelle étape du progrès mondial. Le Printemps arabe a libéré des centaines de millions de musulmans de l’arriération politique que représentait la dictature.
Ils prennent aujourd’hui leurs propres responsabilités gouvernementales et définissent, par et pour eux-mêmes, les relations qui les lient aux autres pays. Ils débattent les uns avec les autres et ils nous mettent face à nos contradictions. Et ils ont bien raison, car nous sommes des hypocrites.
En Europe, pas de remise en question de l’Holocauste
Du Pakistan à l’Iran, en passant par l’Arabie saoudite, l’Egypte, le Nigeria et même au Royaume-Uni, des musulmans se gaussent de notre rhétorique sur la liberté d’expression. Ils pointent du doigt les lois européennes interdisant la remise en question de l’Holocauste.
Le 24 septembre, sur CNN, les questions du président iranien Mahmoud Ahmadinejad ont donné du fil à retordre au journaliste britannique Piers Morgan
«Pourquoi, en Europe, est-il totalement interdit de mener des recherches sur cet événement? Pourquoi certains chercheurs sont en prison? Vous croyez en la liberté de penser et d’opinion, oui ou non?»
Le lendemain, l’ambassadeur du Pakistan aux Nations unies, s’adressant au nom de l’Organisation de la coopération islamique, déclarait devant le Conseil des droits de l’homme:
«Nous savons tous qu’il existe en Europe, et dans d’autres pays, des lois qui imposent des restrictions, par exemple, aux discours antisémites, à la négation de l’Holocauste ou aux insultes racistes. Nous devons donc admettre, une bonne fois pour toutes, que l’islamophobie et les discriminations sur la base d’une religion ou d’une croyance sont des formes contemporaines de racisme et doivent être traitées comme telles. Ne pas le faire serait un parfait exemple de deux poids deux mesures. Le traitement accordé à l’islamophobie, dans la loi comme dans la pratique, doit être égal à celui de l’antisémitisme.»
Il a raison. A travers toute l’Europe, des lois interdisent n’importe quelle forme d’expression qui «minimise», «banalise», «sous-estime», «minore», «conteste» ou «remet en doute» les crimes nazis. La Hongrie, la Pologne et la République Tchèque étendent l’interdiction aux atrocités communistes.
Les infractions à ces lois sont passibles de peines de prison pouvant aller jusqu’à cinq ans d’emprisonnement. L’Allemagne ajoute deux ans pour tout individu qui «dénigre la mémoire d’une personne décédée».
Des législations qui régissent les discours de haine…
Les législations régissant les discours de haine vont plus loin. En Allemagne, toute personne jugée coupable d’avoir «insulté» ou «diffamé certaines parties de la population» sera sévèrement punie. Les Pays-Bas interdisent tout ce qui:
«A l’oral ou par écrit ou en image offense délibérément un groupe de personnes à cause de leur race, de leur religion ou croyance, de leur orientation hétéro ou homosexuelle ou de leur handicap physique, psychologique ou mental.»
En France, il est interdit d’«injurier» un tel groupe, de le «diffamer» au Portugal, de le «dégrader» au Danemark ou de le «mépriser» en Suède. En Suisse, il est illégal de l’«humilier», même par un geste. Le Canada punit toute personne qui «fomente volontairement la haine.» Le Royaume-Uni proscrit «les termes ou les comportements insultants» qui attisent la «haine raciale». La Roumanie interdit la possession de «symboles» xénophobes.
Et quelles sont les conséquences de ces lois? Regardez les condamnations acceptées ou confirmées par la Cour européenne des droits de l’homme. On y trouve quatre Suédois qui ont distribué des tracts présentant l’homosexualité comme une «propension à la déviance sexuelle», ayant un «effet moralement destructeur sur les fondements de la société» et étant à l’origine du sida.
Un Anglais, coupable d’avoir arboré à sa fenêtre une grande affiche montrant les Twin Towers en flammes et portant l’inscription «L’Islam, dehors! Protégeons le peuple britannique». Un Turc, ayant publié deux lettres de lecteurs critiquant le gouvernement pour sa façon de traiter les Kurdes. Un Français, auteur d’un article remettant en cause la vraisemblance technique des chambres à gaz dans les camps de concentration nazis.
…et qui mènent à des condamnations
Maintenant, voyez quelles requêtes ont été jugées recevables. Celle d’un Danois, «condamné pour complicité de diffusion de propos racistes», à la suite d’un documentaire qu’il avait réalisé et dans lequel trois individus «s’étaient exprimés de manière injurieuse et méprisante à l’égard des immigrés et des groupes ethniques».
Celle d’un homme en Turquie, «condamné pour avoir ouvertement incité le public à la haine» et critiqué «violemment les notions de laïcité et de démocratie et en militant ouvertement pour la charia». Toujours en Turquie, celle du président d’un parti politique «condamné pour propagande» après avoir dénoncé «l’intervention des Etats-Unis en Irak et l’isolement cellulaire du dirigeant d’une organisation terroriste».
Ou encore celle de deux Français, auteurs d’un article qui «présentait le maréchal Pétain sous un jour favorable, occultant la politique de collaboration que celui-ci avait menée avec le régime nazi».
En dehors des archives de la Cour, vous trouverez d’autres affaires judiciaires similaires. Comme l’histoire de ce pasteur suédois, condamné pour avoir enfreint les lois sur les discours de haine en faisant un sermon hostile à l’homosexualité.
Ou de ce Serbe, jugé coupable de discrimination pour avoir dit:
«Nous nous opposons à tous les rassemblements où des homosexuels manifestent dans les rues de Belgrade et veulent nous montrer quelque-chose, qui est une maladie, comme si c’était normal.»
Il y a aussi un chroniqueur australien, condamné pour avoir enfreint la loi sur la discrimination raciale en déclarant:
«En Australie, il y a des personnes à la peau claire et descendant essentiellement d’ancêtres européens (…) qui, motivés par des opportunités professionnelles accessibles aux Aborigènes ou par militantisme politique, ont choisi de se faire passer à tort pour des Aborigènes.»
«Nous en avions tous rêvé… Le Hamas l’a fait»
Mon affaire préférée concerne un Français qui avait saisi la Cour européenne pour faire valoir son droit à la liberté d’expression, conformément à l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme.
Denis Leroy est dessinateur. Un de ses dessins représentant l’attentat du World Trade Center a été publié le 13 septembre 2011 dans un hebdomadaire basque avec la légende suivante: «Nous en avions tous rêvé… Le Hamas l’a fait.» Ayant été condamné à une amende pour «apologie du terrorisme», Denis Leroy soutenait que sa liberté d’expression avait été violée.
La Cour a estimé qu’à travers son dessin, Denis Leroy glorifiait la destruction de l’impérialisme américain par la violence, exprimait son appui et sa solidarité morale avec les auteurs de l’attentat du 11-Septembre, jugeait favorablement la violence perpétrée à l’encontre de milliers de civils et portait atteinte à la dignité des victimes.
Malgré la diffusion limitée de l’hebdomadaire, la Cour a constaté que celle-ci avait entraîné des réactions, pouvant attiser la violence et démontrant son impact plausible sur l’ordre public au Pays basque. La Cour a conclu à la non-violation de l’article 10.
Comment pouvez-vous justifier la condamnation de tels faits, tout en défendant les dessinateurs et les réalisateurs qui ridiculisent Mahomet? Vous ne le pouvez pas. Soit vous les censurez tous, soit vous n’en censurez aucun.
Si on me donne le choix, j’irai dans le sens d’Obama. «Les efforts pour restreindre la liberté d’expression, a-t-il mis en garde les Nations unies, peuvent vite devenir un outil pour réduire au silence les critiques et opprimer les minorités.»
Ce principe, qu’attestent ces exemples pitoyables de condamnations liées à des discours de haine, mérite d’être défendu. Mais tout d’abord, nous devons réellement nous y conformer.
William Saletan
Traduit par Peggy Sastre
Cet article a été initialement publié sur le site Slate