Religion et Politique/ »Si l’Islam était bien expliqué… »

Redaction

Malek Chebel, « anthropologue des religions et psychanalyste », mais aussi philosophe  et spécialiste du monde arabe et de l’Islam, était présent mardi dernier au Salon International du Livre d’Alger pour rencontrer ses lecteurs. Il présentait son dernier livre, « L’inconscient de l’Islam », paru en 2015 aux éditions du CNRS en France. L’objectif de cet ouvrage, fort ambitieux, est d’ériger une « archéologie et une psyché du monde arabe ». 

Médias et intellectuels musulmans en Europe

Quelle est la vision d’un intellectuel algérien et musulman, vivant en Europe, sur la place de l’Islam sur le vieux Continent ? Malek Chebel fait le portrait d’une Europe inquiète face à l’expansion de l’Islam: « en France, ils sont dans l’expectatif, ils sont inquiets, ils ressentent la force de l’Islam mais ne la comprennent pas tout à fait, tout cela est du à un manque d’informations ».

Sans céder à la « théorie du complot », pour employer ses mots, il souligne, néanmoins, une « volonté délibérée de maintenir un degré d’ignorance de l’Islam de la part des médias ». En cherchant à savoir quels sentiments pourraient donc animer cette « volonté », il souligne alors l’intérêt « financier » des médias occidentaux à faire des unes ravageuses sur l’Islam et sur l’Islamisme. Il va même un peu plus loin avec une idée qui prend de l’ampleur depuis quelques années, en pointant du doigt les responsables religieux en France : « si l’Islam était bien expliqué, les imams pointeraient à Pôle Emploi, car même les imams de France ont un intérêt à maintenir un degré d’ignorance ».

Au-delà du rôle des dignitaires religieux, il évoque la responsabilité générale des intellectuels musulmans dans cette affaire, et utilise alors un langage fort libéral pour expliquer la situation intellectuelle en France : « il y a un ‘marché’ des intellectuels très restreint, et il y a peu de lecteurs, donc il n’y a pas forcément de place pour d’autres voix». Les intellectuels musulmans, de France et d’ailleurs, sont donc prévenus. Sur le marché de la pensée, les auteurs sont féroces, et peu enclins à partager leur part du gâteau.

Islamisme et démagogie

Algérie-Focus avait à cœur de lui poser des questions sur la situation politique en Algérie, et nous ne fûmes pas déçus. Malek Chebel, talentueux orateur, fit preuve d’une langue de bois parfaitement maîtrisée, et bottât en touche.

L’Islamisme ? Pas la peine d’en parler, c’est un sujet futile pour le psychanalyste algérien, une perte de temps que d’en comprendre les causes : « Ce terme me pose problème, il faut se méfier de tout ce qui se termine par des –isme », explique t-il, avant d’enchaîner, sans aucune transition, avec un discours digne du plus grand des sophistes, en s’adressant au lectorat algérien présent au Salon du Livre : « Ce qui compte, c’est l’Islam et le peuple algérien, le peuple algérien a un tel potentiel de vie, un tel potentiel de respect, je l’applaudis ».

Pas un mot sur l’islamisme donc, pourtant bel et bien un obstacle à l’Islam « des Lumières » dont il se fait tant le héraut. Dommage, on aurait aimé voir un Malek Chebel à la hauteur de ses courageuses idées, au-delà des galipettes rhétoriques et des flatteries futiles. Sa relation avec le peuple algérien a, d’ailleurs, soulevé quelques questions dans le public présent au Salon. L’anthropologue vit en France depuis maintenant 35 ans, et à une femme dans l’audience qui lui demande ce qu’il faisait pendant la décennie noire, il lui répond que « son cœur est à jamais algérien », et qu’il est resté le même homme, fier de son pays, malgré la distance.

Archéologie et psyché de l’Islam

Lors de cette rencontre organisée par l’Institut Français à Alger, il a pu expliquer plus en détails un concept évoqué dans son livre, le « Ma(n)ternel », qu’il a inventé, et qui cherche à comprendre, dans les sociétés arabo-musulmanes, le « processus d’introjection symbolique, ou de ‘dévorement’, de l’enfant mâle par sa mère » (p.59).

Si les hypothèses évoquées dans ce livre sont tout à fait intéressantes, le talentueux chercheur ne nomme pas des sociétés précises et particulières, mais désigne « l’arabe », ou le « musulman », et on peut évidemment s’interroger sur les critères qui le poussent à « essentialiser » si facilement ces catégories d’individus. En le questionnant donc sur le risque d’essentialisation d’une telle entreprise, Malek Chebel répond qu’il « est très rigoureux », que son livre est « un travail scientifique », et qu’entre toutes les sociétés qu’il évoque dans celui-ci, « il y a évidemment des récurrences culturelles ».

Difficile d’en douter en lisant son livre passionnant. Mais on ne pourrait être convaincu du caractère scientifique de cet essai, tant l’ouvrage prend des libertés à l’égard des « faits » sur lesquels il s’appuie pour expliquer les comportements de « la femme arabe » ou de « l’homme musulman ». Qu’en est-il de l’algérienne kabyle, du libanais maronite, du petit garçon perse ? Sont-ils gouvernés par les mêmes structures anthropologiques que « l’être arabe et musulman » ? Les sociétés observées sur lesquelles il s’appuie pour faire ses hypothèses sont, d’ailleurs, peu souvent explicitées, même si évoquées, et les sources ayant observé ces sociétés plutôt rares, voire mal référencées vu la prétention de l’ouvrage.

Son propos est bien vaste, et c’est dommage, car on aimerait avoir une étude comparative approfondie du phénomène qu’il théorise sous le terme de « ma(n)ternel » : « le ma(n)ternel est, dans la société arabe, un cycle particulier d’intériorisation de la Loi sociale, avant de devenir la loi sociale elle-même » (p.70). Tout le chapitre 3 pourrait en fait faire l’objet d’un véritable ouvrage, tant la question est fascinante, avec son lot d’hypothèses et d’observations concrètes, et de potentielles ethnographies historiques et contemporaines à l’appui.

Il demeure, néanmoins, un livre brillant et ambitieux. C’est un ouvrage fondamentalement libéral, avec une forte dimension féministe et laïque, et l’on peut dès lors comprendre les réticences de M. Chebel à aborder la question de l’islamisme algérien lors de ce Salon du livre. Il fait la promotion d’un Islam « des Lumières » et pense qu’il faut « opérer une séparation étanche entre le pouvoir temporel et le pouvoir intemporel, renvoyer la religion et les religieux dans leurs mosquées, et réévaluer le rôle du politique et ses prérogatives » (p.96). Cette conclusion, à la fin du livre, est audacieuse, et contraste avec le discours si convenu de l’anthropologue algérien sur les questions politiques du moment, lors de cet enthousiasmant Salon du Livre algérois. Peut-être que l’audace est une valeur sous-évaluée sur le « marché des intellectuels » ?

Tahar S.