Comment Google a pris le pouvoir

Redaction

Alors qu’Internet est devenu un phénomène de masse depuis maintenant vingt ans, personne ne peut nier le fait que les dix dernières années ont été placées sous le signe de Google. Au début de la décennie, Google n’était qu’un algorithme de recherche astucieux soutenu par quelques investisseurs prudents. Il lui manquait un PDG, une image de marque et un moyen de gagner de l’argent. Aujourd’hui, c’est un verbe, un empire technologique et

une entreprise cotée en bourse dont la capitalisation approche les 200 milliards de dollars et qui dispose d’un trésor de guerre de 20 milliards.
Mais la preuve la plus éclatante de l’impact gigantesque de Google sur notre vie quotidienne apparaît lorsque l’on commence à recenser les sociétés qui n’avaient jamais accordé la moindre attention à ce nouveau venu et qui le considèrent aujourd’hui comme une menace mortelle. Depuis des années, Larry Page et Sergey Brin semblent passer leur temps à se demander quel nouveau secteur ils vont envahir et bouleverser, ou quelles entreprises et quels modèles économiques ils vont déstabiliser ou faire péricliter.

Google, un danger mortel pour les médias

Au départ simple programme de recherche et de classement de l’information, Google est devenu un danger mortel pour les médias, l’industrie du spectacle, les télécommunications, la publicité classique… ou l’extraction du charbon ! Aujourd’hui, lorsque les conseils d’administration des grandes entreprises regardent vers l’avenir, c’est pour se demander «Quand Google va-t-il essayer de nous tuer ?» Entreprise après entreprise, secteur après secteur, la croissance de Google se mesure au nombre de rivaux disparus, agonisants ou tout juste en mesure de garder la tête hors de l’eau. Petit inventaire du grand massacre.

En l’an 2000, les idées communément admises à propos des moteurs de recherche étaient très différentes de ce qu’elles sont aujourd’hui. Des entreprises comme Yahoo, Lycos, Altavista, GoTo et Excite étaient persuadées que le seul moyen de gagner de l’argent était de vous forcer à rester sur leur site le plus longtemps possible. Ainsi, on pouvait vous infliger des bandeaux de publicité aux couleurs criardes ou d’horripilantes pop-up qui vous faisaient perdre votre temps et n’avaient rien à voir avec ce que vous cherchiez. Parfois, les moteurs allaient jusqu’à proposer des accords un peu particuliers à leurs clients. En fonction du prix que ces derniers étaient prêts à payer, le nom de leur produit pouvait monter dans le classement des résultats, même si le dit produit n’avait rien à voir avec la recherche lancée par l’internaute.

Comment Google distança ses adversaires

Larry et Sergey décidèrent de tourner le dos à ces principes, et à ces pratiques, pour partir du point de vue que les résultats d’une recherche devaient être (quelle audace !) utiles. Ils travaillèrent d’arrache-pied au développement d’algorithmes destinés à classer les résultats avec le plus de précision possible afin que l’utilisateur trouve ce qu’il cherchait et puisse quitter le site de Google le plus rapidement possible. Pas de bannière encombrante ni de pop-up venant ralentir le chargement des pages. Et personne ne pourrait acheter sa présence en tête des résultats.

A l’époque, une telle approche semblait complètement à côté de la plaque. Comment gagner de l’argent dans ces conditions ? Mais dès que Google pensa à vendre de petites publicités au format texte, dont le contenu était lié à la recherche effectuée par l’utilisateur, ses problèmes d’argent disparurent comme par enchantement. En 2001, la société présentait des résultats positifs et on connaît la suite. Un à un, ses adversaires firent les frais de leur manque de clairvoyance et furent rachetés ou transformés en services spécialisés. Aujourd’hui, seuls Yahoo, Ask.com et un nouveau venu, Bing, sont encore dans la course. Mais même un géant comme Yahoo semble incapable de renouer avec sa gloire passée.

Avec Google, la pub est devenue une science

Pendant ce temps, un autre secteur d’activité subissait les assauts impitoyables de Google, celui des agences de publicité. La firme de Mountain View adopta un concept développé par GoTo, le «paiement au clic», dans le cadre duquel les clients ne paient que lorsqu’un utilisateur clique sur leur lien. Du jour au lendemain, l’immense quantité de recherches stockées sur les serveurs de Google se transforma en mine d’informations d’une valeur colossale. Google pouvait désormais proposer à ses clients de cibler les utilisateurs avec une précision jamais atteinte jusqu’alors. Avant Google, la publicité était un art et les agences de Madison Avenue abreuvaient leurs clients d’obscurs conseils sur la meilleure manière de toucher les utilisateurs. Après Google, la publicité était devenue une science et les agences pouvaient commencer à s’inquiéter sérieusement.

Le 11 septembre et la naissance de Google News

Mais ce n’était qu’un début. Ces premiers scalps accrochés à sa ceinture, Google disposait d’un cœur de métier et d’une source de revenus solides. Pour Larry et Sergey, il ne restait qu’une question : quel autre secteur d’activité pouvaient-ils désormais s’amuser à bousculer?

Peu après le 11 septembre 2001, Krishna Bharat, un ingénieur de Google traumatisé par les attentats, décida que l’humanité avait désormais besoin d’un accès simple et rapide à l’actualité internationale, notamment pour suivre l’évolution du conflit qui ne manquerait pas d’éclater au Moyen-Orient. Il faut savoir que Google invite ses employés à employer une journée par semaine à travailler sur des projets personnels. Krishna employa ses « 20 % » à développer Google News. Et si la presse écrite connaissait déjà des difficultés, le lancement de ce service fut un coup terrible, malgré l’apparente naïveté avec laquelle Google porta l’estocade.

Panique dans les médias

Face à Google News, Craiglist et aux ambitions de Google dans la publicité, les médias traditionnels furent pris de panique. Les revenus publicitaires des journaux chutaient de 9,4 % en 2007 et de 17,7 % l’année suivante ! Le Tribune Company, le Philadelphia Inquirer et le Philadelphia Daily News firent faillite.

Le groupe de presse Knight-Ridder fut vendu à la découpe. Le Boston Globe faillit mettre la clef sous la porte. Les deux grands journaux installés près de Google à Mountain View souffrirent également. Le San Jose Mercury News dut licencier 200 journalistes et rédacteurs et le San Francisco Chronicle se mit à afficher des pertes annuelles de plusieurs dizaines de millions de dollars.
Google n’est pas la cause unique d’une telle catastrophe, mais les géants des médias lui déclarèrent la guerre.

News Corp., la société de Rupert Murdoch, MediaNewsgroup, un des plus grands acteurs de la presse régionale, et le Dallas Morning News annoncèrent leur intention de faire payer les utilisateurs et de d’interdire aux robots de Google News de parcourir et d’indexer leurs pages.

L’édition sous la menace

Mais Google étaient déjà passé à autre chose et menaçait désormais un autre secteur, l’édition. En 2004, la société lança Google Book Search, un vaste projet dont l’objectif était de scanner, archiver et rendre accessible au public les millions d’ouvrages des plus grandes bibliothèques américaines. Du point de vue de Google, il s’agissait de gagner de l’argent en travaillant à l’épanouissement intellectuel de l’humanité.

Des millions de personnes pourraient lire des extraits de livres auxquels ils n’auraient jamais eu accès, et Google allait encore agrandir son réservoir de données exploitables. Mais pour les auteurs et les éditeurs, qui voyaient déjà les ventes de livre reculer d’année en année, cette idée était avant tout une incitation au pillage des œuvres. En effet, comment empêcher des pirates, mêmes ordinaires, de télécharger des millions de livres et de les rendre accessibles gratuitement?

En 2005, la Authors Guild et l’Association of American Publishers intenta un procès à Google pour non respect du copyright. L’accord conclu à la suite de la procédure fut peut-être satisfaisant pour les plaignants, mais il horrifia des millions d’ayants droit, qui comprirent que Google avait désormais le droit de publier des textes protégés par le copyright sans avoir à en informer leur auteur. De plus, l’accord autorisait Google à vendre des livres numériques, et donc à venir concurrencer les plus grands, comme Amazon, sur leur propre terrain.

Début 2009, une nouvelle cible: les télécoms

En 2006, ce fut le tour de l’industrie du spectacle, lorsque Google acheta YouTube pour 1,65 milliards de dollars. Très vite, les utilisateurs commencèrent à mettre en ligne des extraits du Daily Show ou des vidéo-clips et Google, qui comptait bien vendre de la publicité liée à chaque contenu, se moquait bien du fait que ces programmes étaient la propriété d’autres sociétés. Ou plutôt, Google avait innocemment précisé que c’était aux ayants droit de l’avertir dès que quelqu’un, quelque part, mettait en ligne un clip de cinq minutes, quand on sait qu’il est rigoureusement impossible de surveiller le trafic Internet avec le degré de précision nécessaire. Une telle attitude stupéfia Hollywood, les chaînes de télévision et l’industrie du disque et, en 2007, Viacom décida d’attaquer Google en justice pour obtenir un milliard de dollars de réparations.

Au début de l’année 2009, Google s’est choisi un nouvel objectif, ou plutôt une nouvelle cible, les télécoms. En mars, la société lance Google Voice, un nouveau service qui promet, ou plutôt menace, de changer la façon dont nous utilisons le téléphone. Avec Google Voice, les utilisateurs peuvent fusionner leurs numéros de téléphone fixe, mobile et de bureau en un seul numéro qu’ils conservent même s’ils déménagent. Plus important, ce service permet de téléphoner à peu près gratuitement, et ce, quelle que soit la distance. Brusquement, des géants comme AT&T ou Ebay, qui possédait Skype (mais l’a revendu), s’aperçoivent qu’ils sont eux aussi dans la ligne de mire.

Énergies renouvelables, voitures électriques, les étonnants investissements

Et le bulldozer Google a écrasé bien d’autres sociétés et a remis en cause la viabilité de bien d’autres secteurs. Ainsi, le lancement de Google Maps a réduit à néant les ambitions d’AOL, avec son MapQuest. En 2007, Google s’est lancé dans les énergies renouvelables, où il a investi des dizaines de millions avec l’objectif explicite de réduire la dépendance des Etats-Unis au charbon.

Larry et Sergey ont investi une petite fortune, de leur poche, dans le développement et la construction de voitures électriques, ce qui ne manquera pas de réjouir les conglomérats du pétrole. En 2009, Google a annoncé que les utilisateurs de smartphones fonctionnant avec le système Android pourraient utiliser la fonction GPS gratuitement, réduisant ainsi à néant l’intérêt du TomTom et autres GPS portables, qu’on est obligé d’acheter.

Il semble qu’une seule entreprise ait décidé de s’attaquer à Google au lieu d’attendre d’être prise par surprise. Google ayant prouvé que les moteurs de recherche pouvaient générer des revenus colossaux, l’autre monstre du secteur technologique, Microsoft, s’est lancé dans la mêlée en s’opposant frontalement au leader. Mais Google a répliqué rapidement en développant des produits et des services qui concurrencent directement le cœur de métier de Microsoft.

En s’appuyant sur son modèle de virtualisation des applications (le fameux cloud computing), Google a développé Google Apps, une suite bureautique utilisable en ligne comprenant notamment un traitement de texte et un tableur qui menacent de rendre Microsoft Office obsolète. De même, Gmail est parti à l’assaut de Hotmail. Le navigateur Chrome a été conçu pour prendre des parts de marché à Internet Explorer, le navigateur de Microsoft. Et avec le lancement du système d’exploitation Chrome, Google propose une alternative à Windows. La guerre entre les deux géants de l’informatique ne fait que commencer.

Quand Google défie Apple

S’il y a une entreprise avec laquelle Google s’est jusqu’ici parfaitement entendu, c’est Apple. Les deux sociétés partagent la même vénération pour la créativité individuelle et, jusqu’à très récemment, le PDG de Google, Eric Schmidt, faisait partie du conseil d’administration d’Apple. Mais cette belle amitié a pris fin lorsque Google a décidé de se lancer sur le marché de la publicité destinée aux téléphones portables. Google a développé Android, un système d’exploitation pour smartphones, et l’a distribué gratuitement à tous les concurrents d’Apple, de Samsung à Motorola, qui souhaitent développer des produits capables de rivaliser avec l’iPhone.

Dernière provocation en date, Google a lancé Chrome pour Mac, se plaçant ainsi en concurrence directe avec Safari, le célèbre navigateur d’Apple. Comble de la désinvolture, après que les fabricants de smartphones ont dépensé des millions à développer des appareils fonctionnant sous Android, Google vient d’annoncer qu’il a mis au point son propre smartphone, qui devrait être disponible à la vente dès le mois de janvier. Nombre de sociétés qui comptaient jusqu’ici sur Google pour les aider à concurrencer Apple doivent désormais se demander si le géant ne va pas se mettre en tête de les concurrencer, eux. En se gardant bien sûr les meilleures applications Android, quand on sait que les applications jouent désormais un rôle majeur dans le succès de ce type d’appareils.

Certes, Google a trébuché plusieurs fois sur le chemin de la gloire, notamment dans le domaine des médias sociaux. Google Video, première réponse à l’ascension spectaculaire de YouTube, a fait un bide. Knol, censé devenir une alternative à Wikipedia, a disparu dans les limbes d’Internet. Et Orkut, créé pour concurrencer MySpace, a été totalement éclipsé par Facebook.

Des adversaires poussés à s’adapter

Jusqu’à présent, aucune des réussites de Google ne s’est avérée fatale aux entreprises ou aux secteurs d’activités situés dans son collimateur. A ce titre, sur les 150 produits actuellement proposés par Google, seuls deux, AdWords et AdSense, lui rapportent réellement de l’argent. Par ailleurs, les initiatives de Google ont souvent obligé ses adversaires à s’adapter à des évolutions qui seraient advenues tôt ou tard.

Ainsi, les maisons de disques et certains studios hollywoodiens ont conclu des accords avec YouTube dans le cadre desquels ils proposent des contenus et partagent les revenus générés par ces derniers. De leur côté, NBC, News Corps et Disney ont mis en place Hulu, une plateforme de VOD qui pourrait devenir un nouveau modèle économique pour l’industrie du spectacle.

Ceci dit, en dix ans, Google s’est tout de même fait un nombre phénoménal d’ennemis. Et non des moindres. Microsoft. Amazon. Viacom. News Corp. AT&T. Tous les éditeurs et tous les journaux américains. Une liste impressionnante, pour deux types dont la grande idée au départ était de vous aider à trouver le texte du Discours de l’Union en quelques microsecondes. Quels secteurs vont-ils bouleverser au cours des prochaines années? Vont-ils monter un fond d’investissement privé (hedge fund), comme Sergey Brin l’a récemment suggéré ? Vont-ils se lancer dans la prévision météo? Fin 2009, la Federal Trade Commission aurait ouvert une enquête car elle soupçonne les robots de Google de scanner les critiques de restaurants et de petits commerces postées sur des sites comme TripAdvisor ou OpenTable et de les inclure dans Google Maps afin de placer des publicités liés à ces contenus spécifiques.

Tout est gratuit mais personne n’a plus de travail

En proposant des services quasi gratuits partout où elle est présente, la firme de Mountain View a fait éclater au grand jour le paradoxe central du modèle économique qui tente actuellement de s’imposer : tout est gratuit, mais personne n’a plus de travail. Cela était peut-être inévitable et nous devrions peut-être remercier Google de nous obliger à faire face à cette nouvelle réalité. Mais la décennie qui s’achève devrait amener Google à changer de devise. «Ne faites pas le mal» pourrait devenir « Soyez partout ».

Chris Thompson est écrivain. Il vit à Brooklyn.

Traduit par Sylvestre Meininger

Image de Une: Robert Galbraith / Reuters
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