Au rez-de-chaussée du vieil immeuble du 4, rue Abou-Dhabi, dans le centre-ville animé de Tunis, les visiteurs se succèdent sans discontinuer. Plus aucun policier ne bloque l’entrée des locaux chichement équipés qui abritent Radio Kalima Tunisie. La police est certainement dans les parages, mais se borne à surveiller les allées et venues. La radio a enfin retrouvé ses locaux, dont elle avait été expulsée seulement trois jours après son lancement sur le satellite Hotbird, le 26 janvier 2009, accusée de tentative de coup d’Etat.
Sa jeune rédaction de neuf journalistes, portée par la détermination de Sihem Bensedrine et Omar Mestiri, y prépare dans une certaine frénésie ses premiers pas sur la bande FM. Porte-voix des expressions muselées sous le régime de Ben Ali, elle n’a, malgré la censure, jamais cessé de diffuser : en continu sur la Toile et une heure par semaine en direct sur Radio Galère à Marseille.
L’installation ce week-end d’un studio offert par Radio France marque le début d’une nouvelle aventure. L’arrivée de Radio Kalima Tunisie sur les ondes est désormais entre les mains du premier ministre tunisien, Mohamed Ghannouchi, sur le bureau duquel trône la demande d’attribution de fréquence.
SORTIR DE LA CLANDESTINITÉ
L’équipe est anxieuse. « C’est une énorme responsabilité, on sent que l’enjeu est de taille », confie Nibras Al-Hazili, un jeune étudiant. Faten Hamdi, reporter, acquiesce. Les deux jeunes journalistes ne se connaissaient pas il y a trois semaines. Contraints à la clandestinité, ils travaillaient en solo, à Tunis ou dans leurs régions respectives. Sihem, la rédactrice en chef, revenue d’exil le 14 janvier, faisait le lien entre ces électrons libres. Pendant deux ans, ils ont assuré trois heures de programmation quotidienne, diffusées en boucle sur le site Internet aux fidèles auditeurs ayant appris à déjouer la censure grâce aux proxys.
A 26 ans, Faten ne compte plus le nombre de fois où elle a été suivie, tabassée, arrêtée et détenue des heures par la police politique. « Ils ont tenté de m’intimider pour que je quitte la radio. Ils ont harcelé ma famille en disant que je tentais de renverser le régime », se souvient-elle. Des tentatives d’intimidation qui n’ont pas entamé la détermination de la radio pirate à dénoncer la répression, la corruption et la torture, et à couvrir les problèmes socio-économiques de la population, ignorés par la presse gouvernementale.
Donner la priorité à la parole des Tunisiens n’a pas été chose facile, confie Omar Mestiri, le directeur de la radio : « Les gens voyaient dans cette opportunité une agression. Le micro sorti dans la rue était pour eux comme une arme, une facon de les impliquer dans une provocation contre le régime. »
EN PREMIÈRE LIGNE DE LA RÉVOLUTION
A n’avoir jamais renoncé à cette « ligne éditoriale indépendante et engagée, explique Omar, la radio a gagné sa crédibilité ». Dès le 20 décembre 2010, le serveur tunisien a saturé. Il a fallu en ajouter deux pour assurer la diffusion à près de 6 000 auditeurs. « La radio a été en première ligne. Elle a donné une quinzaine d’infos en exclusivité mondiale, des massacres à Kasserine aux tirs de l’armée sur la foule », assure Yahia Bounouar, directeur de Radio Kalima Algérie, venu donner un coup de main. Les événements de Sidi Bouzid et Kasserine ont été suivis en direct grâce aux contacts sur place.
Sur le terrain, Faten ressent désormais une forme de reconnaissance pour son travail. « Le jour des événements place de la Kasbah, les manifestants ont refusé de s’adresser aux autres médias, à cause de leur couverture biaisée. Quand je disais ‘Radio Kalima’, on me disait tout de suite oui », confie-t-elle. De fait, Radio Kalima Tunisie ne craint pas la concurrence des autres médias, encore loin d’avoir pris vraiment leur indépendance. « Du 14 au 16 janvier, les médias tunisiens ont été plus ou moins libres, indépendants, mais après la constitution du nouveau gouvernement, ils ont commencé à le défendre farouchement, d’une manière pas très objective. Nous, on garde la même position, on ne défend personne et on garde la ligne éditoriale d’avant », assure Nibras l’étudiant.
RELEVER LE DÉFI DE LA PROFESSIONNALISATION
Avec son entrée prochaine dans les foyers tunisiens, d’autres défis attendent Radio Kalima Tunisie. « Maintenant, on a les conditions pour travailler en réel. Il faut qu’on poursuive les mêmes objectifs mais de façon plus professionnelle », indique Omar, en assurant 24 heures de diffusion avec des plateaux en direct. Selon lui, devenir une radio commerciale ne devrait pas les priver de leur indépendance. « Nos investisseurs, ce sont les ONG et les radios qui nous ont toujours soutenus ainsi que des hommes d’affaires tunisiens qui nous ont aidés à préserver notre liberté d’expression. En en payant souvent le prix. »
Le Monde