Les insectes cyborgs attaquent!

Redaction

Cet article est le premier d’une série de trois sur la guerre technologique. Il a été publié sur Slate.com à la suite d’une conférence organisée par Slate, la New America Foundation et Arizona University qui s’est tenue le 24 mai à Washington DC et dont le thème était: «Warring Futures: How Biotech and Robotics Are Transforming Today’s Military—and How That Will Change the Rest of Us» («Les conflits du futur: Comment les biotechnologies et la robotique transforment l’armée d’aujourd’hui – et comment cela va changer les choses pour nous.»)

Des casques télépathiques. Des essaims d’insectes cyborgs fonctionnant en réseau et équipés de détecteurs pour la surveillance ou de dards empoisonnés pour l’attaque. De nouveaux médicaments promettant d’améliorer les performances cognitives. (Comment ça, l’Adderall et le Provigil ne vous suffisent pas?). Des robots armés autonomes. Une interface cerveau/machine permettant de contrôler des systèmes d’armes par la pensée. La recherche militaire américaine ouvre une multitude de nouvelles pistes et la plupart des technologies ainsi développées finiront par revenir dans le civil, avec des conséquences qu’il est pratiquement impossible de prédire aujourd’hui.

Face à l’inconnu, on pourrait être tenté d’essayer d’arrêter le développement et l’utilisation de ces nouvelles technologies. Mais ce genre d’attitude risque d’avoir aussi peu de succès que le slogan «Il suffit de dire non» dans la guerre contre la drogue, ou que le Luddisme au début de la révolution industrielle. Quoi qu’il advienne, les États-Unis vont développer ces technologies étranges et inquiétantes, mais peut-être pas pour les raisons que l’on pourrait croire.

L’armée a pour tâche de projeter la puissance américaine dans le monde entier, ce qui est normale pour une superpuissance. Mais l’opinion américaine réagit de plus en plus mal aux pertes humaines, ce qui signifie que la projection de notre puissance doit engendrer le moins de morts possible dans les rangs américains. Dans ces conditions, il devient très difficile de s’opposer à des technologies promettant de sauver des vies américaines, d’autant que la démographie et la situation économique jouent à plein contre l’armée. La génération du baby-boom part à la retraite et des sociétés privées, capables de payer des salaires bien supérieurs à ceux que verse l’Etat, s’arrachent les meilleurs éléments. Les avantages proposés par ces sociétés, comme par exemple l’assurance de ne pas se faire déchiqueter par une bombe improvisée, leur donnent un avantage décisif.

Ces évolutions placent l’armée sous les mêmes contraintes d’efficacité, en terme de nombres de soldats nécessaires à l’accomplissement d’une mission, que le secteur privé. Et la seule véritable solution à long terme est la même que celle appliquée dans les entreprises depuis deux siècles: remplacer le travail par le capital, les soldats à la chair vulnérable par des robots faits de métal, les unités d’infanterie par les insectes cyborgs. A cet égard, il est intéressant de remarquer que les Predators, capables de survoler l’Afghanistan alors que leur pilote se trouve dans une base près de Las Vegas, ne suffisent déjà plus. Certes, les drones permettent de réduire les pertes américaines, mais ils mobilisent un soldat par appareil, ce qui est toujours trop cher. C’est précisément ce problème que les robots armés autonomes promettent de résoudre.

Il existe une autre raison tout aussi importante pour laquelle le développement de ces technologies semble inévitable: nous avons atteint les limites de nos capacités mentales. La meilleure preuve en est la généralisation de systèmes dits «d’amélioration cognitive», comme par exemple les systèmes optiques qui balaient le champ de bataille, identifient les dangers potentiels et les signalent au soldat en les classant par ordre de priorité. Mais on trouve la même chose dans le civil, où les constructeurs automobiles comme General Motors ou Ford souhaitent proposer des voitures que même des personnes âgées dont le système cognitif embarqué (leur cerveau) aurait perdu beaucoup de ses moyens, pourraient continuer à conduire. Ces innovations sont la conséquence d’une réalité indépassable. Dans les systèmes complexes, où le flot de données est important, comme sur un champ de bataille ou une autoroute, c’est la bande passante humaine qui est trop faible. Pour dire les choses simplement, nous ne sommes plus assez rapides, ou intelligents, pour faire face aux conditions d’opération que nous avons nous-mêmes créées. La solution? Transférer une partie des fonctions cognitives vers des plateformes technologiques externes. Les moteurs de recherche se substituent à la mémoire. Les systèmes automatisés (comme sur les croiseurs et les destroyers américains équipés du système de défense Aegis) se substituent à la décision humaine lors des phases d’engagement exigeant la plus grande rapidité de réaction. L’être humain individualisé de Descartes meurt et laisse place au moi décentré et omniscient du réseau. Non parce que nous l’avons décidé, mais parce que nous n’avons pas le choix.

Les civilisations tirent parti des technologies dont elles disposent, sinon, elles entrent dans des phases de déclin. Où en est le monde islamique, qui dominaient totalement les sciences et les mathématiques il y a mille ans? Où en est la Chine qui, jusqu’au 19éme siècle, était la plus puissante économie mondiale et était plus avancé que l’Europe sur le plan technologique? (Notons au passage que la Chine a très mal pris ce recul et est aujourd’hui bien décidée à inverser la tendance). Quels succès ont rencontré les grandes puissances dans leurs tentatives de faire disparaître les technologies que, pour une raison ou une autre, elles rejetaient? Les Européens, par exemple, ne sont pas parvenus à restreindre l’utilisation des organismes génétiquement modifiés dans l’agriculture. La maîtrise des technologies de pointe n’est peut-être pas suffisante pour atteindre l’hégémonie mondiale, mais elle est indispensable. Et les principaux acteurs de la scène internationale (États-Unis, Chine, Inde, Brésil, Russie, et sûrement d’autres), le savent très bien.

Il est évident que nous n’avons pas encore développé les capacités individuelles et institutionnelles nous permettant de comprendre, et encore moins de maîtriser, les implications de ces évolutions technologiques. Face à ce constat, il faut se garder de tomber dans un pessimisme noir ou un optimisme béat. Il ne faut pas non plus se fourvoyer dans une attitude de déni en se prenant pour Lord Byron au sommet de sa falaise, les cheveux au vent, rejetant la technologie maléfique par le simple pouvoir de sa volonté. Non, pour réagir à ces évolutions de manière rationnelle et éthique, il faut se confronter sans relâche et avec une vigilance et une lucidité toujours renouvelées à un paysage technologique en constate évolution. L’armée américaine a montré la voie en établissant un solide programme d’analyse des conséquences, aussi bien juridiques qu’éthiques, de l’utilisation des nouvelles technologies sur les théâtres d’opération. C’est dans l’étude des implications de ces progrès pour la société civile que nous échouons pour l’instant. C’est donc là qu’il faut concentrer nos efforts, afin de construire les mécanismes institutionnels et politiques qui nous permettront d’encadrer l’innovation technologique.

Brad AllenbyTraduit par Sylvestre Meininger

Image de Une: Un scarabée des forêts Reuters