Presse privée en Algérie: Entretien avec Maamar Farah, fondateur du Le Soir D’Algérie

Redaction

Updated on:

A l’occasion de l’anniversaire des vingt ans de la création du journal Le Soir D’Algérie, nous vous reproposons l’interview de Maamar Farah, l’un de ses fondateurs

Maamar Farah a commencé le métier de journaliste dès l’âge de 15 ans. Il publie ses premiers articles dans le quotidien régional de l’Est algérien « An Nasr« , anciennement « La Dépêche de Constantine« . Journaliste professionnel, il fonde le premier quotidien indépendant algérien, « Le Soir d’Algérie« . Il anime actuellement un billet quotidien, « Pause Café« , et une chronique hebdomadaire. Il rend hommage, dans l’entretien qui suit, à cette presse privée qu’il a vu naître (1999) et qu’il défend jalousement, sans pour autant se gêner à pointer ses défauts.

Entretien

1- La presse privée en Algérie fête cette année son 19 ème anniversaire. Quel est votre bilan ?

La presse privée célèbrera cet anniversaire dans la sérénité. Je pense que nous sommes loin de la période sombre des années 90 où l’on assassinait les journalistes. Qu’ils reposent en paix ! Nous n’oublierons jamais leur sacrifice. Les journalistes ne rasent plus les murs. Ils ne sont plus obligés d’habiter dans des sites sécurisés. Cela est une grande victoire que nous devons aux forces patriotiques et progressistes qui ont sauvé la république. Mais il reste encore cette épée de Damoclès suspendue au-dessus de nos têtes : le risque d’aller en prison pour nos écrits, situation intolérable et en violation flagrante avec les règles élémentaires de la démocratie. Dans son discours d’investiture, le président de la république a promis de revoir ces dispositions. Nous espérons que cela se fasse vite.

La compétition entre titres crée une concurrence loyale et ce sont les meilleurs quotidiens privés qui viennent en tête des ventes et de la surface dédiée à la publicité. Tant mieux ! Néanmoins, quand je vois certains titres arabophones devenir les porte-voix de l’intégrisme et verser dans l’insulte et la diffamation, promouvoir un discours obscurantiste et loin des valeurs de la révolution algérienne, je me dis que les créateurs de la presse algérienne combattante doivent se retourner dans leurs tombes (pour les martyrs) et rester perplexes et horrifiés (pour ceux qui sont toujours en vie).

D’une manière générale, je regrette un peu la fin de ce qui était considéré comme une « aventure intellectuelle » et qui cède la place à une normalité, certes indispensable, mais qui annihile toute velléité de résistance à l’ordre établi et réduit considérablement l’indépendance des journaux. En passant au rang de chefs d’entreprises sachant compter leurs sous, les journalistes actionnaires s’enchaînent et n’ont plus la même capacité de jugement, ni l’esprit rebelle qui caractérisait les premières années de la presse indépendante.

Dans cet esprit, le diktat des grosses sociétés détenant un gros volume de publicité menace l’indépendance de ces titres.

2- On constate une régression des libertés, notamment de la liberté de la presse sous la présidence de Bouteflika. Qu’en pensez-vous?

Effectivement, mais cela n’est pas seulement lié à la répression et aux harcèlements judiciaires. Les raisons économiques y sont aussi pour beaucoup (voir notre précédente réponse). Sous Bouteflika, l’ANEP est devenue une vache à lait pour de très nombreux titres créés artificiellement.

3- Il est souvent reproché à la presse privée son manque de professionnalisme et à certains titres leurs accointances avec le pouvoir en place. Qu’avez-vous à dire à ce sujet ?

Oui, l’accointance c’est ce qui permet de gagner de l’argent, via l’ANEP. Car la majorité de ces titres est incapable de vivre des ventes et de la publicité hors ANEP qu’elle ne peut engranger.

Pour ce qui est du professionnalisme, c’est le grand problème auquel nous devons faire face. Si vous relisez le journal « El Moudjahid » des années 70, vous allez vous apercevoir que le gars qui écrit sur le pétrole est un spécialiste de la question, faisant autorité dans ce domaine et souvent cité par les confrères étrangers. Idem pour le critique cinéma, pour celui qui décortique les livres ou le gars de la rubrique sportive. Aujourd’hui, n’importe qui écrit sur n’importe quoi. La majorité des titres vivent de ragots et d’écrits sans consistance.

Il faut former les journalistes de la presse écrite. Cette tâche a été retenue par quelques titres qui vont s’unir pour créer un cadre de formation adéquat pour les jeunes journalistes. Cette initiative devrait être suivie par d’autres.

4- Vous faites partie des rares journalistes algériens qui tiennent un blog sur internet. Que vous a apporté cette expérience; la recommandez-vous à vos confrères ?

Précision : j’avais un blog. Je n’ai plus le temps de m’en occuper. Et puis, si c’est juste pour y mettre des papiers qui paraissent dans le journal, ce n’est pas la peine. Je trouve que la relation presse écrite-internet doit déboucher sur des initiatives enrichissantes pour les deux secteurs. Je suis séduit par les sites de certains journaux qui ont compris très vite que l’internaute qui vient vers eux ne cherche pas seulement ce qui a été écrit la veille ou le jour même, mais espère trouver des informations revues chaque minute, des forums sur l’actualité, des images et des vidéos ainsi que tout ce qui peut enrichir et compléter l’information. Les sites des journaux algériens en sont loin, malgré quelques tentatives heureuses.

5- Dans son dernier discours, Bouteflika a appelé les journalistes à le soutenir dans « sa lutte contre la corruption », comme ils furent autrefois sollicités à prendre part à la lutte contre le terrorisme durant la décennie noire. Répondront-ils favorablement cette fois encore ?

Je pense que la question ne se pose pas de cette manière. Les journalistes ne doivent pas attendre un discours présidentiel pour se lancer dans la lutte anti-corruption. Cela fait partie de leur mission. Mais, malheureusement, le manque de professionnalisme et la recherche du titre en « Une » qui vend, ainsi que des difficultés objectives ont détourné la presse algérienne de cette mission. Néanmoins, je voudrai signaler que le quotidien « El Khabar » se distingue souvent par des articles où l’esprit d’investigation est présent. Signalons aussi la page « Corruption » du Soir d’Algérie qui apporte un éclairage utile sur ce fléau.

6- Dans son dernier livre – Le journal d’un homme libre- Benchicou reconnaît les errements de la presse, entre autres sa dépendance vis à vis de l’argent de la publicité de l’État et des annonceurs privés. Partagez-vous cet avis ?

Oui, absolument. L’argent est en train de tuer la liberté de la presse dans notre pays, comme il l’a fait dans les grandes démocraties. Nous ne pouvons pas lutter contre l’argent. Donc, je suis pessimiste et je pense que cette liberté va se rétrécir comme une peau de chagrin.

7- El Watan vient d’être condamné par la justice algérienne, Le Soir d’Algérie serait dans le collimateur du pouvoir… Faut-il s’attendre au pire avec le troisième mandat de Boutefilka ?

Non, honnêtement, je ne le pense pas. Il faut voir la réalité en face : la presse francophone n’est plus en situation de force. Elle est incapable d’influer sur une opinion publique fortement arabisée. Elle reste efficace dans les relations diplomatiques mais n’a plus la force qu’elle avait au début des années 90.

Je pense que le pouvoir la laissera faire sans problèmes. S’il est un titre que le pouvoir craint, c’est « El Khabar ».

8- Un mot pour conclure ?

Je suis fier d’avoir été, un jour, parmi les tout premiers journalistes à fouler le sol de ce qui deviendra la « Maison de la presse Tahar Djaout ». C’était le siège d’un ministère, abandonné et livré à l’herbe folle. En poussant cette porte avec mes quatre camarades, je ne savais pas que nous ouvrions le chapitre le plus lumineux de l’histoire de la presse algérienne. Le plus sanglant aussi. Trois de nos confrères sont morts dans la bombe qui a visé « Le Soir d’Algérie » et la Maison de la presse. Leurs portraits ornent le hall d’entrée de notre journal. Nous faisons tout ce que nous pouvons vis-à-vis de leurs familles. Mais ce n’est pas assez ! Nous devons tout faire pour qu’ils ne tombent pas dans l’oubli, ainsi que tous les autres, des secteurs privé et public, de la presse écrite et de l’audiovisuel.

Je crois aussi que nous n’avons pas le droit de laisser tomber Mohammed Benchicou, l’homme qui a donné deux années de sa vie pour faire avancer notre cause, la cause de la presse libre en Algérie. Chaque jour, la phrase qu’il a prononcée à sa sortie des geôles me donne la force de continuer et de semer autour de moi l’optimisme des battants. Ce jour-là, il avait dit : « N’ayez pas peur de leur
prison !
».

Entretien réalisé par Fayçal Anseur pour algerie-focus.com