Dans les pays membres de l’ancienne Union européenne, l’Europe des quinze, la question de la souveraineté extérieure est réglée depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale . Généralement occupés par l’armée états-unienne et membres de l’OTAN, ces pays ont transféré leur prérogative régalienne, de faire la guerre et d’assurer leur défense, à l’exécutif états-unien.
La phase actuelle des relations entre l’Union européenne et les États-Unis est spécifique. Elle consiste dans l’abandon de la souveraineté intérieure des pays membres de l’Europe des 27. Grâce à une hégémonie du droit des États-Unis sur le sol européen, l’exécutif US exerce un pouvoir direct sur les populations européennes. A travers de nombreux accords, cette souveraineté est légitimée par les institutions de l’Union.
L’instauration d’une souveraineté interne de l’exécutif états-unien sur les pays de l’ancien continent conduit à la formation d’une nouvelle forme d’État, à la mise en place d’une structure impériale sous direction américaine. Il s’agit d’une forme d’organisation stable qui diffère fortement de la situation antérieure.
Dans le cas où les États-Unis disposaient de la seule souveraineté extérieure des pays européens, un retour en arrière partiel ou plus profond restait possible sans une révolution sociale, tel que l’atteste le retrait de la France, effectué par Charles De Gaule, du commandement de l’OTAN. Une telle tentative d’indépendance d’un pouvoir constitué européen ne serait plus envisageable, si les États-Unis exercent un contrôle direct sur les populations de l’ancien continent.
Un grand marché transatlantique à l’horizon 2015
Une résolution du Parlement européen de mai 2008 opère une légitimation du projet de création d’un grand marché transatlantique pour 2015 [1]. Elle prévoit l’élimination des barrières au commerce, d’ordre douanière, technique ou réglementaire, ainsi que la libéralisation des marchés publics, de la propriété intellectuelle et des investissements. L’accord prévoit une harmonisation progressive des réglementations et surtout la reconnaissance mutuelle des règles en vigueur des deux côtés de l’Atlantique. Dans les faits, c’est le droit états-unien qui s’appliquera.
Parallèlement aux négociations sur l’existence d’un grand marché, des discussions discrètes se sont développées afin de créer un espace commun de contrôle des populations. Un rapport secret, conçu par des experts de six États membres, a établit un projet de création d’une aire de coopération transatlantique en matière de « liberté de sécurité et de justice », d’ici 2014 [2]. Il s’agit de réorganiser les affaires intérieures et la Justice des États membres « en rapport avec les relations extérieures de l’Union européenne », c’est à dire essentiellement en fonction des relations avec les États-Unis.
Plus encore que le transfert des données personnelles et la collaboration des services de police, processus déjà largement réalisé, l’enjeu de la création d’un tel espace consiste dans la possibilité, à terme, de la remise des ressortissants de l’Union aux autorités états-uniennes. Rappelons que le mandat d’arrêt européen, qui résulte de la création d’un « espace de liberté, de sécurité et de Justice » entre les États membres, supprime toutes les garanties qu’offrait la procédure d’extradition.
Le mandat d’arrêt repose sur le principe de reconnaissance mutuelle. Il considère, comme immédiatement conforme aux principes d’un État de droit, toutes les dispositions juridiques de l’État demandeur. L’installation d’une telle aire de coopération transatlantique ferait que l’ensemble de l’ordre de droit états-unien serait reconnu par les 27 et que les demandes US d’extradition seraient, après de simples contrôles de procédure, automatiquement satisfaites.
Or, aux États-Unis, le Military Commissions Act of 2006 [3]permet, de poursuivre ou d’emprisonner indéfiniment, toute personne désignée comme ennemi par le pouvoir exécutif. Cette loi concerne tout ressortissant d’un pays avec lequel les USA ne sont pas en guerre. On est poursuivi comme « ennemi combattant illégal » non pas sur des éléments de preuve, mais simplement parce qu’on est nommé comme tel par le pouvoir exécutif. Cette loi, de portée internationale, n’a été contestée par aucun gouvernement étranger.
Grand marché et contrôle des populations
Le parallélisme entre la libéralisation des échanges entre les deux continents et le contrôle états-unien des populations européennes existe durant les 13 années qu’a duré le processus de négociation. Ainsi, le 3 décembre 1995, au sommet USA-UE de Madrid, fût signé le « Nouvel Agenda Transatlantique » visant à promouvoir un grand marché transatlantique, ainsi qu’un plan d’action commun en matière de coopération policière et judiciaire.
Alors que les négociations en matière de coopération policière furent continues, les discussions visant à créer un grand marché connaîtront un point d’arrêt. Elles seront abandonnées en 1998. Il faudra attendre 2005 pour que le projet soit réactivé par une déclaration économique, adoptée lors du sommet US-UE de juin 2005.
Les progrès dans la création d’un marché transatlantique sont dûs à l’action d’un institut euro-américain, le Transatlantic Policy Network. Fondé en 1992 et réunissant des parlementaires européens, des membres du Congrès des États-Unis et d’entreprises privées, il appelle à la création d’un bloc euro-américain au niveaux politique, économique et militaire.
Il est soutenu par de nombreux think tanks comme l’Aspen Institute, l’European-American Business Council, le Council on Foreign Relations, le German Marshall Fund ou la Brookings Institution. Il est alimenté financièrement par des multinationales américaines et européennes comme Boeing, Ford, Michelin, IBM, Microsoft, Daimler Chrysler, Pechiney, Michelin, Siemens, BASF, Deutsche Bank, Bertelsmann…
Un élément important de cet « espace de liberté, de sécurité et de justice », le transfert général des données personnelles est en train d’aboutir. Un rapport interne écrit conjointement par des négociateurs appartenant au Ministère de la Justice et au Département de la sécurité de la patrie côté américain et par le Coreper, un groupe de représentants permanents, en ce qui concerne l’Union Européenne, annonce un accord en ce sens pour 2009 [4].
Il s’agit de favoriser la remise de données d’ordre administratif et judiciaire, mais aussi relatives à la « défense du territoire ». Les négociateurs se sont déjà mis d’accord sur 12 points principaux. En fait, il s’agit de remettre, en permanence aux autorités américaines une série d’informations privées, telles le numéro de la carte de crédit, les détails des comptes bancaires, les investissements réalisés, les itinéraires de voyage ou les connexions internet, ainsi que des informations liées à la personne telle la « race », les opinions politiques, les mœurs, la religion…
Les États-uniens inscrivent leurs exigences dans le contexte économique. Pour eux, cet accord se présente comme « une grosse affaire, car cela va diminuer la totalité des coûts pour le gouvernement US dans l’obtention des informations de l’Union européenne. » .
L’enjeu n’est pas de pouvoir transmettre ces données aux autorités US, ce qui est déjà largement réalisé, mais de pouvoir légalement les remettre au secteur privé Il s’agit de supprimer tout obstacle légal à la diffusion des informations et de garantir des coûts les plus bas possibles. Il faut avant tout assurer la rentabilité du marché.
Primauté du droit états-unien
Les négociateurs européens ont abandonné leur propre légalité en ce qui concerne la nécessité d’un contrôle indépendant et ont accepté les critères américains. Ils admettent que le pouvoir exécutif se surveille lui-même en considérant que le système de contrôle interne du gouvernement US offrait des garanties suffisantes. Ils ont accepté que les données concernant la « race », la religion, les opinions politiques, la santé, la vie sexuelle, soient utilisées par un gouvernement à condition « que les lois domestiques fournissent des protections appropriées ». Chaque gouvernement pourrait décider lui-même s’il respecte ou non cette obligation.
Le processus qui conduit à l’installation d’un grand marché transatlantique est l’inverse de celui de la construction de l’Union européenne. Le marché commun européen est d’abord une structure économique basée sur la libéralisation des échanges de marchandises. Le grand marché transatlantique s’appuie sur la primauté du droit US. Il est d’abord une construction politique, même la création d’une Assemblée transatlantique est évoquée. L’exercice de la souveraineté des autorités états-uniennes sur les populations européennes et la légitimation de ce pouvoir par l’Union sont les conditions de la mise en place de nouveaux rapports de propriété et d’échange : transformer les données personnelles en marchandises et libérer ce grand marché de toute entrave.
Jean-Claude Paye
Jean-Claude Paye est sociologue. Derniers ouvrages publiés : La Fin de l’État de droit, La Dispute 2004 ; Global War on Liberty, Telos Press 2007.
Source: voltairenet.org
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Otan: Sarkozy brade-t-il le retour de la France ?
Dans quelques semaines, lors du sommet de l’Otan, qui doit se tenir à Strasbourg et à Kehl début avril, Nicolas Sarkozy annoncera -très probablement- la réintégration de la France dans le commandement intégré de l’Otan, que Paris a quitté en 1966.
Qu’a-t-il obtenu de la part des Américains -et des Européens- en échange de ce retour?
D’après plusieurs sources (qui confirment les informations révélées dans l’excellent blog du journaliste Jean-Dominique Merchet), la France se verrait gratifiée de deux commandements: celui de Norfolk (là où se concocte la doctrine de l’Otan) et celui de Lisbonne, le QG de la Force de réaction rapide.
Est-ce suffisant?
Lors de la première tentative de réintégration en 1996, Jacques Chirac exigeait qu’un officier français occupe un poste beaucoup plus stratégique que ces deux là: celui d’adjoint au « Saceur » (« Supreme Allied Commander Europe »), le chef, toujours américain, des forces de l’Otan.
C’est la raison pour laquelle ce poste de « deputy Saceur » a été créé puis confié à un… Britannique quand la tentative française de retour a échoué.
Autrement dit, Nicolas Sarkozy a abaissé les exigences de la France.
Une partie de sa majorité (les gaullistes pur sucre notamment) risque de grincer des dents.
D’autant plus qu’au printemps François Fillon avait promis, à l’Assemblée nationale, que la réintégration ne se ferait que si et seulement si la défense européenne progressait nettement durant la présidence française de l’UE.
Or, sur ce front, les choses sont allées très lentement.
En particulier, la France n’a pu, malgré les assurances de Sarkozy, obtenir la création d’un QG autonome de la Défense européenne.
Les Britanniques s’y sont opposés.
Autrement dit, le compte n’y est pas.
Blog de Vincent Jauvert
Source: Nouvelobs