Interview de Kader Abderrahim chercheur à l’Iris et spécialiste du Maghreb : « Personne n’a l’intention d’intervenir en Algérie, ni militairement, ni politiquement »

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Kader A. Abderrahim est Professeur associé à la California University, Maître conférences à SciencesPo et Chercheur associé à l’Iris, spécialiste du Maghreb et de l’islamisme. Il a parallèlement exercé des fonctions de consultant sur l’Algérie auprès de l’International Crisis group et de l’International for Strategic Studies, et sur le Maghreb auprès du Centre d’Analyse et de Prévision au Ministère des Affaires étrangères. Il est par ailleurs l’auteur de nombreux articles sur le Maghreb et le Machrek. Il a publié en 2008 « L’indépendance comme seul but », Paris Mediterranée, 160 pages.

Algérie-Focus.COm : Des voix s’élèvent en occident, ainsi que dans certains pays arabes, pour dénoncer la guerre que mène la coalition en Libye, qu’ils qualifient de guerre néocoloniale (pour le pétrole entre autres). Ils dénoncent aussi « les mensonges des médias qui manipulent l’opinion internationale » notamment le prétendu massacre de Kadhafi contre sa population, qui, au contraire, lui serait acquise selon certains observateurs. Qu’en pensez-vous ?

Kader A. Abderrahim : Il y a beaucoup de questions, prenons les dans l’ordre.

Tout d’abord il faut qu’il y ait un peu de cohérence dans les critiques ; on ne peut pas à la fois critiquer le silence ou la complicité de l’Occident et critiquer ses interventions. On le voit notamment, à propos de la Syrie et du massacre de la population par le régime de Bachar El Assad.

Il me semble qu’il y a deux questions importantes : primo pour quelles raisons les instances comme la Ligue arabe ou l’Union Africain sont incapables d’agir pour favoriser des solutions politiques, lorsqu’il y a des crises de la nature de celles que nous vivons.
Secundo il faut rappeler que ce sont les populations qui se sont mobilisées pour arracher leur liberté. Ce qui prouve que les sociétés sont capables de trouver des ressources internes pour surmonter leurs difficultés.
Dans ce cadre la question des médias est un enjeu, mais à l’heure d’internet et des réseaux sociaux chacun peut, grâce à la diversité des sources, se forger son opinion.

Quant à Kadhafi il est important de rappeler qu’il a pris le pouvoir en 1969 lors d’un coup d’état et que depuis il n’a jamais favorisé l’organisation de la société. Ce n’était pas vraiment un démocrate. Sa situation personnelle importe peu, ce qui compte c’est qu’il soit capturé et jugé. C’est absolument fondamental pour l’avenir de la Libye et pour éviter de reproduire le scénario irakien.

Le CNT Libyen ne fait pas l’unanimité, on lui reproche d’être instrumentalisé par l’Otan. Pensez-vous qu’il sera en mesure de créer l’adhésion autour de lui et proposer des solutions pacifiques pour la Libye post-kadhafi ?

C’est la question centrale, compte tenu du fait qu’il n’y pas d’Etat et le pays est un agrégat de tribus, plus de 140, les choses seront difficiles et compliquées. La constitution d’une Nation prend du temps et pour la Libye ce travail commence maintenant, en même temps que de jeter les bases d’une démocratie réelle et d’un État de droit.

Des observateurs avertissent contre une éventuelle « somalisation » de la Libye après la chute de Kadhafi et d’une partition de la Libye, qui serait voulue par la coalition, ce qui justifierait une présence prolongée de l’Otan dans ce pays. Partagez-vous cette analyse ?

Oui, c’est la formule utilisée par Hilary Clinton, qui parle de la Libye comme d’une « grande Somalie », le risque existe et le danger d’une fragmentation ne doit pas être négligé. Le colonel Kadhafi était une sorte de Trotsky des sables, il n’a jamais voulu construire un Etat, ni doter son pays d’institutions. Cela avait un double objectif : éviter d’avoir à partager le pouvoir et préserver le système tribal qui lui permettait de négocier des fidélités.
Je n’ai rien lu jusqu’à présent sur les intentions occidentales qui permettent d’accréditer l’idée d’une volonté de partition du pays.

Pourquoi à votre avis le courant ne passe pas entre Alger et le CNT libyen ?

L’Algérie a construit sa diplomatie sur la question des principes. Souveraineté des Etats et non-ingérence étrangère.
Compte tenu de la manière dont la France et la Grande-Bretagne ont opéré pour favoriser l’intervention militaire, l’Algérie ne pouvait que réprouver.
Les autorités algériennes sont aussi pragmatiques et à terme elles reconnaîtront le CNT, parce que la realpolitik commande de ne jamais se marginaliser.

Selon le journal El Watan, les autorités algériennes ont refusé l’asile à Mouammar Kadhafi, tandis qu’elles ont accepté d’accueillir sa femme et trois de ses enfants pour « des raisons humanitaires ». Selon cette source Kadhafi n’aura d’autres choix que de se rallier à Aqmi pour survivre ?

L’accueil de chefs d’Etat déchus est une vieille tradition, on pourrait rappeler que le Shah d’Iran avait trouvé refuge en Egypte avec la révolution islamique, et que le Maréchal Mobutu avait été reçu au Maroc où il est mort d’ailleurs. Donc que l’Algérie accepte d’ « héberger » une partie de la famille de Kadhafi n’est pas choquante en soi. Je pense qu’ils pourraient devenir un élément de négociation entre le CNT et Alger. Les Etats n’ont pas d’amis ils n’ont que des intérêts. Les algériens savent que cette antienne constitue l’un des aspects de la diplomatie.

Des théories selon lesquelles il existe une volonté de « l’empire » de remodeler l’Afrique du nord en cassant tous les États-nations circulent sur internet. Après la Tunisie, l’Egypte, et la Libye, l’Algérie serait la prochaine sur la liste ?

Il y aura toujours des hurluberlus pour avancer des théories complotistes.
Je crois à la dynamique des sociétés et à la mobilisation des peuples. C’est ce que l’on observe depuis la fin 2010. Cela ne signifie pas qu’il faut être naïf, l’occident défend ses intérêts et continuera à le faire.

Je suggère d’inverser le raisonnement et de s’interroger sur les raisons qui ont conduit le monde arabe dans l’impasse où il se trouve.
Comment et qui menacerait l’Algérie ?

Depuis dix ans les responsables algériens ont tissé une relation stratégique avec les États-Unis en matière militaire, avec des manœuvres communes régulières, et une importante coopération en matière de lutte anti terroriste.
Mieux vaut soutenir et encourager des mobilisations populaires pacifiques pour favoriser des réformes et éviter de se flageller.

Quelles solutions restent au pouvoir algérien pour éviter un scénario à la libyenne ?

Encore une fois je ne pense pas que l’Algérie soit la Libye et si il doit y avoir des changements ils doivent venir de l’intérieur. Personne n’a l’intention d’intervenir en Algérie, ni militairement, ni politiquement.
C’est aux algériens de prendre leur destin en mains.

Un mot sur la situation en Syrie ?

Le régime de Bachar El Assad est politiquement fini et symboliquement mort. La répression, d’une violence inouïe, a rompu le lien qu’il pouvait y avoir avec la population. A terme il y aura une autre organisation politique et une autre forme de représentation. En Syrie comme ailleurs dans le monde arabe les bouleversements en cours vont modifier profondément le visage de la région.

Interview réalisé par Fayçal Anseur
http://www.algerie-focus.com//

Lire notre autre interview avec Kader A. Abderrahim