Analyse: le rêve américain

Redaction

Présidentielles américaines

Par Bernard Langlois

On saura donc sous peu si les citoyens des États-Unis d’Amérique ont préféré le fringant coursier noir à la vieille rosse fourbue – soit : l’âne démocrate à l’éléphant républicain, Barack Obama à John McCain. À huit jours du scrutin, l’avance dans les sondages du premier sur le second est telle que le résultat semble ne plus faire de doute. Sauf que.

Sauf qu’on est en Amérique, justement, aux États-Unis d’Amérique. Et que cet immense pays aux cinquante États fédérés, ce colosse dont la crise révèle les pieds d’argile, cette société américaine qu’on observe à la fois à la pointe de la modernité et croupissant dans les bas-fonds d’un archaïsme pitoyable, ce symbole du matérialisme triomphant enrobé de la religiosité la plus poisseuse, cet État qui se veut laïque mais n’arrête pas de jurer sur la Bible, rend la justice à l’ombre des crucifix [1] et imprime le nom de Dieu sur ses billets verts ; ce pays aux bras grands ouverts, qui se voulait (et fut) terre d’accueil pour tous les damnés de la Terre, qui aujourd’hui se referme comme une huître et clôt de murs ses frontières terrestres (enfin, surtout celles du Sud, d’où montent les pouilleux…) ; qui a placé sa ville phare, son orgueilleuse cité aux mille gratte-ciels sous la protection d’une statue de la Liberté censée « éclairer le monde », mais qui bat aujourd’hui tous les records en matière de répression : prisonniers de droit commun et politiques, condamnations à mort, tortures (souvent sous-traitées), violation des libertés individuelles, espionnage et quadrillage policier sans égal ; ce pays, qui se veut la tête de file des démocraties quand il n’est guère que la tête de gondole d’une civilisation de la marchandise et qui, après avoir symbolisé pour tant de peuples, tant d’hommes et de femmes de par le monde un rêve, le fameux « rêve américain », n’est plus perçu que comme un cauchemar et remporte haut la main le prix de l’État le plus haï des populations d’une planète qu’il a soumise à son ordre par tous les moyens, des plus tordus aux plus brutaux (devinette à succès en Amérique latine : « Pourquoi les États-Unis n’ont jamais subi de coup d’État ? » Réponse : « Parce qu’ils sont les seuls à ne pas avoir chez eux une ambassade américaine ! »…) ; ce pays, donc, qui continue de fasciner autant qu’il révulse, n’est pas un pays comme les autres.

Je veux dire, entre autres différences, sur le plan électoral, puisque c’est ici une élection qui nous occupe : sans même évoquer le célèbre « effet Bradley » [2], l’organisation du scrutin, ses modalités, sa complexité, les conditions de son déroulement comme celles de son dépouillement rendent quasi-impossible tout diagnostic fiable.
POULIDOR ?

Pourtant, le sénateur chocolat est crédité d’une belle avance sur un blanc concurrent dont on respecte le parcours mais que plombent à la fois la politique du sortant (du même camp), son âge (ira-t-il au bout d’un éventuel mandat ?) et la personnalité, comment dire ? baroque de celle qu’il a choisie comme colistière ; les deux derniers arguments se combinant pour donner les boules au plus borné des électeurs : imaginons McCain élu et cassant sa pipe au bout de six mois, Sarah Palin devient Présidente et maîtresse du feu nucléaire… Waaouh ! Il est pourtant possible que, tous pronostics déjoués, Barack Obama termine en Poulidor de cette élection dont McCain serait l’Anquetil. Par quel tour de passe-passe, et comment les sondages pourraient-ils s’être plantés à ce point ? Parce que, outre ses effets naturels, suffisants pour décourager et écarter des urnes bon nombre d’électeurs, cette complexité évoquée plus haut permet toutes les combines, entourloupes et tricheries dont des élections ont déjà prouvé qu’elles étaient partie intégrante du système « démocratique » américain. On se souvient qu’en 2000, le vice-président démocrate Al Gore fut à deux doigts de battre George Dubbleyou, qui l’emporta grâce aux voies de la Floride, État dirigé par son frère : résultat douteux et contesté au point que la Cour suprême fut conduite à trancher. Il n’est donc nullement exclu que la présente élection présidentielle se joue dans un mouchoir, et que la fraude soit encore au rendez-vous. Comment est-ce possible ? Grâce à HAVA.
HAVA

La loi Help America Vote Act (HAVA) a été votée en 2002, à la satisfaction des deux grands partis qui se partagent le gâteau électoral. Il semblerait qu’il y en ait un sur les deux qui n’a pas bien compris le film ! C’est en tout cas ce qu’on déduit de la lecture d’un article paru dans le célèbre magazine américain Rolling Stone sous le titre : « Block the vote », par Robert F. Kennedy Jr. et Greg Palast, et dont on peut trouver une traduction sur le site du Grand Soir sous le titre : « Comment voler une élection ». Car c’est bien de vol qu’il s’agit, puisque – exemples à la clé – l’article explique comment l’administration Bush et le Parti républicain dans les États qu’il contrôle se sont servis des nouvelles dispositions de la loi destinée à renforcer les mesures anti-fraude pour empêcher l’inscription sur les listes électorales de milliers de postulants sous des prétextes divers. Ces refus d’inscription ont, comme par hasard, surtout concerné des électeurs potentiels hispaniques ou noirs (réputés voter majoritairement pour le Parti démocrate)… D’autres dispositions de la loi permettent même d’éliminer des électeurs déjà inscrits ou de rejeter nombre de bulletins jugés suspects. Et les auteurs concluent : « Le jour de l’élection, le chiffre le plus important risque d’être celui du nombre de citoyens qui se verront refuser le droit de vote. Pour que les Démocrates remportent l’élection de 2008, il leur faut non seulement battre McCain dans les urnes, mais encore le battre avec une marge supérieure aux manigances du Parti républicain. » En tout état de cause, la victoire d’Obama, si victoire il y a, sera probablement plus serrée qu’on ne le dit.
MODERATO CANTABILE

Ah, si c’étaient les Français qui votaient ! Pas de doute que le sénateur de l’Illinois obtiendrait une élection de maréchal ! À 70 %, à ce qu’il paraît, nous sommes pour Barack. Dans un pays qui s’est donné à Sarkozy, il y a là quelque chose de suspect. Mais ce doit être notre petit effet Bradley à nous…

La préférence pour Obama est certainement très largement partagée à gauche en général et parmi nos lecteurs en particulier. C’est aussi la mienne, bien sûr. Mais – sans vouloir doucher des enthousiasmes sympathiques – je suis de ceux qui invitent à la réserve. Moderato cantabile. Il serait certes symboliquement significatif qu’un « homme de couleur » entre à la Maison-Blanche, et pour de vrai, pas dans un feuilleton télévisé ; mais même s’il s’est assuré, autant qu’on peut le savoir, le vote des Afro-Américains (comme il convient de dire maintenant), le candidat démocrate n’est pas tout à fait Malcom X ni même Martin Luther King [3]). Il n’est pas descendant d’esclaves, son père kenyan n’est pas venu aux States pour cirer les godasses mais pour faire des études supérieures, et c’est à la fac qu’il a rencontré et épousé la mère de Barack, Américaine blanche (avec un peu de sang indien ?) dont il a assez vite divorcé. Barack a grandi dans un milieu (petit) bourgeois, a reçu une bonne éducation, accompli de solides études de droit, épousé une jeune bourgeoise black, juriste comme lui, et est devenu assez vite un politicien professionnel : il incarne, d’une certaine façon, ce « rêve américain » de l’ascension sociale, devenu pour une minorité de Noirs (pardon, d’Afro-Américains) une réalité ; du reste, il ne sera pas le premier coloured à être en position de grimper sur le podium. Avant lui, et chez les Républicains, Colin Powell (qui vient de le rallier, et ce n’est pas rien) et Condoleezza Rice ont été ou sont encore des habitués du Bureau ovale ; mais pas encore du bon côté du bureau. Lui serait le premier.
LA RÉALITÉ

Ce qui ferait chaud au cœur à beaucoup de gens de par le monde, sans doute. Et contribuerait à rendre les States un peu plus sympathiques qu’ils ne le sont. Pour le reste, il y a la politique : des soutiens, puissants, qui ont financé une campagne – la plus dispendieuse, dit-on, de l’histoire américaine (et ces gens-là ne sont pas, ou pas tous, des philanthropes) ; il y a une Constitution, des Institutions, qui ne permettent pas au Président de faire exactement ce qui lui chante (bien moins qu’en France, en fait !) ; il y a la dure réalité, à laquelle on se heurte vite, quelles que soient les convictions (et la crise mondiale, qui confirme chaque jour son amplitude et l’étendue de ses dégâts, ne sera pas une partie de plaisir). On ne sache pas que Barack Obama soit un héros ou un saint (ce qui du reste vaut mieux pour lui, vu que dans son pays on a la gâchette facile). Il fera – il a déjà commencé – les concessions nécessaires aux puissances d’argent, aux lobbies, aux Églises.

N’attendez pas qu’il change le monde, vous seriez déçus. Déjà beau s’il le laisse à peu près en état de marche.

P. S. Petit plantage la semaine dernière sur la date de diffusion des « Années 1960, les mythologiques », sur France 2. C’est jeudi prochain, le 6 novembre .
Notes

[1] Sur ce thème de l’emprise religieuse, lire ou relire l’incontournable et terrifiante enquête de Susan George parue il y a juste un an : La Pensée enchaînée, comment les droites laïque et religieuse se sont emparées de l’Amérique (Fayard, octobre 2007).

[2] En 1982, on donnait vainqueur avec 8 points d’avance, dans l’élection pour le poste de gouverneur de Californie, le maire noir de Los Angeles Tom Bradley : c’est son adversaire blanc qui l’emporta, avec un point d’avantage. On pense que les électeurs blancs ont volontairement masqué leurs intentions de vote de peur de paraître racistes.

[3] Ce qui convient fort bien à l’électeur démocrate blanc. Comme l’écrit dans un livre subtil et cultivé l’américaniste Sylvie Laurent, professeur à Sciences Po : « Un Barack africain est bien plus acceptable qu’un Obama issu du ghetto […] Il apparaît comme “l’autre Noir”, non pas celui qui réclame des réparations pour l’esclavage et la ségrégation, mais comme l’Africain éduqué et travailleur, comme on en rencontre de plus en plus dans le pays. Candidat “purple” (c’est-à-dire à mi-chemin entre les Démocrates et les Républicains), plus proche de l’immigré que du Noir, il serait rassurant pour des Blancs qui ne craignent rien tant que leurs propres descendants d’Africains. » (Homérique Amérique, Seuil, 200 p., 18 euros.

Source : Politis

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