Emad Mubarak dirige l’Association égyptienne pour la liberté de pensée et d’expression (AFTE), une structure indépendante créée en 2006 au Caire. Il analyse ici les changements intervenus en matière de liberté de la presse depuis le déclenchement de la révolution, en janvier 2011.
Quel a été l’impact de la révolution sur les médias égyptiens ?
Dans les médias dits « traditionnels », tels que la radio ou la télévision, très peu de choses ont changé : ils sont toujours contrôlés par le pouvoir en place, comme c’était le cas sous Moubarak, et les journalistes continuent de subir des pressions. Le Ministère de l’Information, qui avait été supprimé en février 2011, a d’ailleurs été réinstauré quelques mois plus tard par le Conseil suprême des forces armées (CSFA) en charge de la transition.
Ce Ministère permet aux militaires de contrôler les programmes de l’Union de la Radio et de la Télévision Egyptienne (URTE), la compagnie nationale. Lors des évènements de Maspero, en octobre dernier [ndr : au cours desquels 25 personnes ont trouvé la mort lors de la répression d’une manifestation par l’armée], on a ainsi eu la preuve que l’URTE était toujours le porte-parole officiel du pouvoir : les chaînes nationales ont ouvertement incité à la violence contre les manifestants coptes et passé sous silence les attaques de l’armée à leur encontre.
Du côté des chaînes satellitaires indépendantes, la situation est un peu meilleure et leurs patrons ont parfois les moyens de résister aux pressions du CSFA. Mais la révolution s’est aussi produite dans les médias alternatifs : les blogs, les médias sociaux (et dans une certaine mesure la presse) ont joué un rôle majeur dans le déclenchement de la révolution et ils jouissent aujourd’hui d’une liberté bien plus grande. Il faut bien sûr rappeler qu’il y a encore des blogueurs emprisonnés pour raisons politiques, et ces cas très graves soulèvent à juste titre beaucoup d’émotion, mais la majorité d’entre eux peuvent continuer à écrire ce qu’ils veulent.
Quelles sont aujourd’hui les principales lignes rouges?
Sous Moubarak, il y en avait trois : la religion, le sexe et la politique. Aujourd’hui, tout le monde peut parler de politique et les médias indépendants ne se privent pas de dénoncer les dérives et les échecs du CSFA mais certains sujets restent tabous, comme l’aide financière que l’armée reçoit des Etats-Unis, son budget ou sa mainmise sur l’économie du pays. Celui qui a des informations à ce sujet et les publie prend de vrais risques.
Quant à la religion et au sexe, ce sont toujours des lignes rouges. Un tribunal du Caire a récemment demandé le blocage des sites internet pornographiques. Et le risque serait qu’à l’avenir cette législation soit appliquée de façon extensive pour obtenir des interdictions plus larges : si quelqu’un publie sur internet une caricature ou un dessin jugés pornographiques par quelqu’un d’autre, le Ministère de l’Intérieur sera en mesure d’agir. Voilà la vraie dérive à laquelle on pourrait assister : l’utilisation de ce genre de dispositions pour criminaliser la liberté d’expression sur le web.
Quelles seraient les mesures à prendre pour garantir l’indépendance des médias ?
La première chose à faire serait de réviser les lois qui encadrent l’activité des journalistes car en l’état actuel, elles entravent gravement la liberté de la presse. On peut par exemple toujours emprisonner un journaliste pour insulte au chef de l’Etat. Il faut également restructurer l’Union de la Radio et de la Télévision Egyptienne (URTE), afin de garantir son indépendance par rapport au pouvoir en place.
L’URTE pâtit d’un fonctionnement opaque : aucun de ses 43 000 salariés ne sait comment se prennent les décisions en son sein. Ce manque de transparence est un des éléments majeurs de la crise du système : l’opacité est toujours de mise dans la gestion des affaires de l’Etat et les décisions se prennent à huis-clos, sans que l’on sache ni pourquoi ni comment.
A l’approche des élections présidentielles, comment la situation pourrait-elle évoluer ?
Il y a actuellement deux camps qui s’affrontent : d’un côté, les militaires et les islamistes qui détiennent le pouvoir et ont tendance à vouloir limiter la liberté d’expression ; de l’autre, des journalistes et des intellectuels qui ont pris goût à cette nouvelle liberté et qui se sont par exemple rassemblés au sein du Front égyptien de la créativité, dont le but est de défendre la liberté d’expression.
Pour savoir qui va gagner la bataille, il faut au moins attendre le résultat de l’élection présidentielle en mai prochain, mais il est probable que si les islamistes l’emportent, ils se feront les hérauts d’une vision restrictive de la liberté d’expression, en demandant par exemple la fermeture des chaînes satellitaires qui diffuseraient des contenus contraires aux « bonnes mœurs ».
En matière de liberté d’expression, la situation de l’Egypte est-elle comparable à celle de la Tunisie ?
La situation est plus difficile en Egypte du fait de la puissance des militaires. En Egypte, c’est le CSFA qui mène la contre-révolution et régule la liberté d’expression, tandis qu’en Tunisie, c’est le Ministère de l’Intérieur qui joue le rôle principal. Malgré tout, il y a évidemment des problématiques communes à nos deux pays, et nous essayons de développer les échanges pour élaborer des pistes de travail. Ceux-ci résultent toutefois d’initiatives individuelles et sont encore insuffisants.