«Les migrants en sont réduits à vivre comme des animaux » et « tout le monde s’en fiche ». protestait récemment une infirmière de la permanence d’accès au soins de Calais – cet ultime filet de protection au statut ambigu : là comme ailleurs, on préserve pour les marginalisés un lien minimal avec l’hôpital mais on les en tient aussi à distance [1]. Dans cette énième dénonciation, l’infirmière rappelait que la gale représente aujourd’hui « les trois quarts des pathologies » et qu’elle est « devenue impossible à éradiquer » faute notamment des douches dont les pouvoirs publics locaux et nationaux s’évertuent à empêcher la réouverture [2]. Elle ajoutait que, pour les autres maladies – diabète, asthme, bronchite ou tuberculose –, « les patients [sont] trop faibles [et] n’osent plus se présenter ».
En juin 2009, c’est la porte-parole de la représentation en France du Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) qui, à la veille de l’ouverture d’une antenne de son organisation à Calais, faisait le rapprochement entre la situation à Calais et celle qui prévaut dans l’hémisphère sud : elle annonçait la mise en place du « même dispositif que lorsqu’on intervient auprès des réfugiés en situation de crise […]. Au Tchad ou au Soudan, les réfugiés n’ont pas les moyens de venir à nous, c’est le HCR qui vient à eux. À Calais, ça sera la même chose » [3].
Dans un reportage de mars 2009 intitulé « Le marronnage tragique des demandeurs d’asile en France », l’envoyé spécial du quotidien britannique The Independent n’avait pu s’empêcher de décrire sa propre sidération devant ces « cabanes aussi minuscules que misérables, bricolées à l’aide de caisses de bois, de bâches de plastique et de duvets aussi trempés que pourris ». Se trouvait-il « au milieu d’un camp de réfugiés au Pakistan » ? Non, il était « dans un groupe de tentes fétides cachées dans les broussailles à la périphérie du port français de Calais » [4].
Il serait possible d’égrener encore citations et exemples qui montrent à quel point les espaces de relégation des exilés en France rappellent certains des camps de réfugiés situés dans les régions les plus pauvres de la planète. Ces comparaisons ne sont pas le seul fait de résidents de pays développés peu accoutumés au dénuement extrême. Au Maroc, qu’ils soient militants associatifs ou migrants subsahariens contraints à survivre dissimulés dans des « tranquillos » perdus dans la campagne ou dans des squats urbains, tous sont stupéfaits quand on leur montre des photos de « jungles » du Nord-Ouest de la France. « Mais c’est exactement comme chez nous ! », s’exclament-ils. Et, en effet, les campements des environs d’Oujda reproduisent à l’identique les baraques des dunes de Calais : implantation discrète à l’orée de la ville, abris érigés à l’aide de matériaux de récupération, détritus au sol, jeunesse de migrants éduqués et déterminés.
AU Nord-Ouest de la France, au Maroc, à Patras en Grèce, à Ostende et à Zeebrugge en Belgique [5], ou dans beaucoup d’autres lieux – en Algérie, en Libye, en Turquie, au Niger, au Mali, etc. –, des migrants sont déshumanisés par l’effet de la fermeture de ses frontières par l’Union européenne. Cette politique sécuritaire qui peut aller jusqu’à prendre les contours d’une forme de « guerre aux migrants » produit ses effets tant sur le territoire européen qu’à la bordure extérieure de l’UE, dans des États de sous-traitance, ou plus loin encore en raison des conséquences en cascade de cette politique de répression.
Ce rétrécissement du monde qui brouille les habituelles démarcations Nord-Sud et les frontières géopolitiques s’ancre notamment dans une des lignes politiques les mieux partagées par les États dits démocratiques et développés : à aucun prix, ils ne veulent que le nombre des réfugiés issus de toutes les inégalités du monde ne dépasse des quotas occultes et squelettiques. À aucun prix, ils ne veulent accueillir dignement ces hommes et ces femmes, parce qu’une part de la prospérité de ces États tient à la pérennité des injustices auxquelles les réfugiés cherchent à échapper.
Puisqu’il est hors de question d’agir afin de résorber ces déséquilibres et inégalités structurels, il n’est possible d’intervenir que sur certains de leurs effets, quand la pauvreté du Sud déborde de son cadre géographique habituel. La théorie de l’« appel d’air » figure en bonne place dans l’arsenal idéologique forgé pour l’y maintenir. Elle soutient que toute concession en termes de droits ou d’assistance humanitaire suscite de nouvelles envies d’exil, les migrants étant accusés de n’avoir rien à fuir, mais d’être seulement aspirés par la tentation de l’Occident. La recette adoptée unanimement par les États du Nord consiste donc à les assigner à une misère – sur les plans matériel et de leur dignité – si possible supérieure à celle à laquelle ils ont voulu échapper. La maltraitance aurait ainsi des chances de dissuader les candidats au départ de risquer l’aventure.
LA formation de réduits qui semblent transplanter les conditions de vie des régions les plus pauvres jusque dans les périphéries des villes les plus riches est donc moins une conséquence des mouvements migratoires qu’une tentative cynique de les réguler. Les politiques répressives et les pièges mortels érigés sur le parcours des exilés sont l’autre volet de cette politique d’inhospitalité qui tente de faire porter par les seuls migrants les « risques » qu’ils encourent pour échapper à un ordre du monde pensé sans eux, contre eux.
(plein droit, la revue du GISTI )
[1] « La jungle des mal-lavés », Le Monde, 26 juin 2009.
[2] Le cabinet de M. Besson prétend avoir réglé le problème par l’ouverture (hypothétique) de trois ou quatre cabines de douche à Grande-Synthe, près de Dunkerque, à 40 kilomètres de Calais.
[3] « Le HCR prend ses marques », Nord Littoral, 29 mai 2009
[4] « The Forgotten People : Plight of the asylum-seekers marooned in France », The Independent (Londres), 28 mars 2009.
[5] « Les hommes invisibles de la côte », Télé Moustique (Belgique), 1er juillet 2009.