Interview. Le président Jacques Chirac rompt le silence

Redaction

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Interview exceptionnelle du président Chirac, qui n’a plus parlé depuis son départ de l’Élysée, il y a deux ans. Elle a été accordée à Christian Malar, consultant pour Arabies et éditorialiste en politique étrangère à France 3, qui coprésente l’émission À Visage découvert, sur France 5.

L’été dernier, vous avez inauguré votre Fondation… Quelle est sa vocation ?

Jacques Chirac : Pendant toute ma carrière, j’ai porté certaines valeurs. J’ai donc considéré qu’il n’y avait aucune raison que je ne continue pas à porter ces valeurs, qui fondent notre civilisation – comme le refus de toute forme de haine, notamment ethnique et religieuse. Il s’agit d’un respect profond de l’autre, en tant qu’être humain. Quand la force prend le dessus sur le droit, tous les excès sont permis.
Ma fondation a plusieurs vocations, notamment la diffusion de ces valeurs, via des actions spécifiques : tout ce qui concerne l’accès à l’eau, essentielle à la vie. Cela concerne aussi tout ce qui se rapporte aux médicaments. On connaît leur importance pour la santé des hommes, des femmes et des enfants – sans parler des abus que l’on peut constater avec les médicaments faux ou inadaptés, ce qui est extrêmement dangereux. Il peut aussi s’agir de la lutte contre la déforestation, phénomène extrêmement dangereux aux plans du climat et de l’oxygène, et aussi au niveau culturel. Il y a aussi la défense linguistique. C’est une richesse mondiale que d’avoir un grand nombre de langues qui traduisent beaucoup de cultures différentes. Il s’agit d’un patrimoine universel qu’il nous faut conserver.

Le G20 représente-t-il une prise de conscience au niveau mondial ?

C’est une orientation positive. Son élargissement, voulu et souhaité par la France, est une bonne chose. Le G20 a vocation à s’élargir, notamment à un certain nombre de pays émergents. Il a vocation à voir ses décisions confortées, davantage respectées par la Communauté internationale.
Est-ce suffisant ?
Non, car il y a un certain nombre de pays qui ont vocation à rejoindre ce cercle, qui peut prendre des décisions et associer tout le monde à un effort commun.

Je voudrais que l’on s’arrête sur le Proche-Orient. Cette tragédie dure depuis plus de soixante ans… Espérez-vous toujours une issue ?

La guerre et l’affrontement ne sont porteurs que de malheurs, jamais de solutions. Cette réalité doit imprégner progressivement l’esprit des responsables. Cela progresse – lentement, j’en conviens. Il faut donc convaincre davantage. Il n’y a pas de solution au Proche-Orient, s’il n’existe pas de respect réciproque. Israël a le droit à une terre, mais les Palestiniens ont droit à une patrie. Par conséquent, il faut imposer une solution dans ce sens.

Vous avez connu Yasser Arafat. Pensez-vous que le leader de l’autorité palestinienne n’a pas su saisir la chance de la paix ? Est-ce qu’il a raté une occasion historique de l’imposer dans la région ?

C’est très facile de réécrire l’Histoire. Yasser Arafat a connu une évolution de pensée très importante. Il est devenu un homme de paix. C’est dans cet esprit qu’il envisageait les choses à la fin de sa vie. Nous n’avons pas toujours été d’accord, nous nous sommes souvent affrontés. Mais les choses ont évolué avec le temps. Vers la fin de sa vie, nos positions convergeaient. C’est avec émotion – lorsqu’il est mort, j’étais auprès de lui – que je lui tenu la main. Ses dernières paroles étaient des paroles de paix.

Selon vous, le 11-Septembre a-t-il marqué le début d’une guerre de religions ou le début d’un affrontement de civilisations ?

Le 11-Septembre a été d’abord une action conduite par un groupe de terroristes. Relié cela à une guerre de civilisations constitue une extrapolation. Il s’agit surtout de l’action d’un groupe terroriste qui a été particulièrement forte et spectaculaire, mais qui aurait pu être assimilée à d’autres actions menées à cette époque. Les conséquences psychologiques ont été sans aucun doute plus importantes que les dégâts matériels.

Pensez-vous que cette date marque le début du déclin de l’empire américain ?

Il ne faut pas parler du déclin de l’empire américain. Il n’y a ni empire américain ni déclin. Les États-Unis ont des problèmes, qu’ils assument – un peu comme tout le monde. Ce qui est plus caractéristique de l’évolution du monde moderne, c’est l’émergence de l’Est, celle de la Chine et de l’Inde – surtout celle de l’Empire du milieu.

Quid du Brésil ?

Bien entendu, cela concerne aussi le Brésil. Mais l’émergence de la Chine me semble plus importante. C’est un élément important de l’évolution du monde actuel qui permet d’escompter, à terme, un rééquilibrage.

Existe-t-il un risque de choc frontal entre les États-Unis et la Chine ?

Je ne le pense pas, pour bien des raisons. Personne n’y trouverait d’intérêt. Si vous regardez toute l’histoire de la Chine, de l’Antiquité à nos jours, vous observerez qu’il s’agit d’un pays fondamentalement pacifique. Car la Chine ne déclare jamais la guerre à qui que ce soit. Et pour un conflit, il faut deux parties. Je pense donc que Pékin s’imposera inévitablement mais cela s’accomplira par sa force culturelle, morale, mais pas par le biais de la guerre.

En 2003, vous avez été le fer de lance de l’opposition à la guerre en Irak, déclenchée par l’administration Bush. Pensez-vous toujours que cette guerre était une erreur ? Comment voyez-vous l’avenir de l’Irak ?

Ce sont là deux questions bien distinctes. Cette guerre était une erreur et n’était pas justifiée. C’était une erreur parce qu’elle a été porteuse de conséquences psychologiques importantes et négatives au sein du monde arabe. Elle n’était pas justifiée, parce que les motifs invoqués étaient à l’évidence infondés – comme la prétendue existence d’armements offensifs, donc dangereux. C’était un prétexte de mauvaise foi. Ce conflit était inutile et nuisible.

Selon vous, l’ONU est-elle vraiment utile dans la mesure où les Américains n’ont pas tenu compte de son avis ?

Je conteste cette procédure et il n’en reste pas moins que le bilan de l’ONU est extrêmement positif dans beaucoup de régions. Dans tout bilan positif, il y a des échecs ou des difficultés, mais l’ONU constitue, globalement et sans aucun doute, un élément de paix et de stabilité essentiel.

Comment voyez-vous l’avenir de l’Irak ?

Je ne ferais aucune prévision. Je souhaite que l’Irak mette en place un régime, mais je ne dirais pas obligatoirement, comme certains, « démocratique ». Chaque nation doit avoir un régime adapté à sa civilisation. Pour l’Irak, il s’agirait d’un régime conforme aux aspirations et aux spécificités de son peuple, de sorte que ce grand et beau pays – qui bénéficie d’une longue histoire, d’une tradition et d’une civilisation – puisse évoluer dans le calme et la sérénité.

L’épisode irakien n’est-il pas le dernier d’un monde unipolaire dominé par les États-Unis ? L’arrivée de Barack Obama à la Maison Blanche est-elle le début d’un monde qui devient multipolaire – le récent G20 étant sa concrétisation ?

Effectivement, il est certain que l’évolution actuelle penche pour un monde qui ne sera plus à dominante américaine. Cela ne veut pas dire que l’importance des États-Unis aux plans économique et politique diminuera, mais il est certain que le développement auquel nous assistons dans l’Est du monde – en Chine et en Inde – fait qu’il y a un déplacement des centres de décisions. C’est conforme à une certaine réalité historique. En effet, là se trouvent les plus vieilles civilisations et les plus anciennes cultures respectueuses de l’homme. Il est donc légitime que les choses reviennent à leur place.

Aujourd’hui, les menaces qui pèsent sur la paix sont nombreuses. Dans les dix années à venir, où voyez-vous ces menaces peser davantage ? Pensez-vous au Pakistan, à l’Afghanistan et à l’Iran, trois pays à l’actualité très préoccupante ?

La caractéristique de l’Histoire est que les menaces contre la paix éclatent toujours aux endroits auxquels on ne les attend pas. Je suis donc incapable de vous dire où les choses peuvent se tendre soudainement et où les menaces peuvent se développer. Il est certain qu’il y aujourd’hui des problèmes aujourd’hui avec l’Iran. On peut espérer qu’ils vont s’apaiser.

Pensez-vous que l’on peut attendre quelque chose de cette théocratie que j’appellerais « l’ayatollahrchie iranienne » et qui est pratiquement en guerre contre les valeurs occidentales…

Je partage tout à fait ce sentiment, mais ce n’est pas dans la nature profonde de ce peuple et de ce pays. Une évolution est donc envisageable – c’est du reste souhaitable. Nous avons connu, nous aussi dans notre histoire, des périodes sombres et d’excès – comme le fascisme.

Vous étiez président de la République au moment où la France a engagé des forces militaires – après le 11-Septembre – aux côtés des Américains en Afghanistan. Quel est le bilan de cette intervention ?

Nous sommes allés là-bas pour marquer une présence à la demande de l’ONU, pas pour faire le coup de feu. Ce sont les principes de départ. Puis les choses ont changé et nous nous trouvons aujourd’hui engagés dans des actions qui sont justifiées par la défense de nos hommes et de nos intérêts, non par un esprit d’agressivité.

Vous êtes toujours très engagé en faveur de l’Afrique… Ce continent est toujours un petit peu l’éternel oublié en termes de développement. Que peut-on faire pour l’aider à s’extraire du sous-développement, de la pauvreté et de la corruption ?

Effectivement, l’un ne va pas sans l’autre. La première chose qu’il faut savoir est que l’Afrique bénéficie d’une démographie extrêmement positive, puisque le nombre d’habitants augmente. Mais l’augmentation du niveau de vie de ces Africains ne correspond pas à la démographie – notamment si on compare cet indicateur à celui des Européens ou des Américains. Or, les modalités de l’information font que tout se compare instantanément. Il n’est donc pas raisonnable de penser que l’on peut laisser, sans réagir, le niveau de vie des Africains baisser vis-à-vis de celui du monde occidental. Cela implique une réponse qui réside en l’aide au développement. Il est certain que cette aide est insuffisante. Elle a d’ailleurs plutôt tendance à baisser. Les pays occidentaux seraient bien inspirés de comprendre qu’elle représente un effort à fournir. Lequel n’est pas seulement justifié par la morale – dont certains peuvent considérer qu’elle n’a rien à voir avec l’argent, ce qui est vrai. L’intérêt des Occidentaux est de ne pas laisser se creuser ce fossé, car cet écart peut très bien nous amener à de l’agressivité.

Le 11-Septembre marque-t-il le début d’une sorte de guerre de religions, voire de civilisations ?

Ce fut un traumatisme pour tout le monde : une dimension nouvelle du terrorisme qui s’était exprimée de cette façon-là. C’est la raison pour laquelle il fallait en prendre conscience et tirer des conséquences. Il ne fallait pas tirer de conclusions sur une opposition entre le monde occidental et le monde musulman, ce qui était une erreur capitale dans laquelle d’ailleurs nous ne sommes pas tombés. Ceux pour lesquels ce fut le cas ont été dénoncés. Il n’y avait pas d’opposition entre mondes occidental et musulman. Il y avait simplement une action terroriste montée par des groupes et qui a eu des conséquences évidemment considérables aux plans psychologique et matériel.

Lorsque les Américains dénonçaient « l’axe du mal », cela recoupait dans leur esprit le monde musulman… Comment réagissiez-vous quand vous entendiez le président américain Bush parler de cet axe du mal, de cette guerre de civilisations ?

Je comprends très bien la réaction de George Bush, mais il n’y avait pas d’axe du mal. Il y avait des groupes porteurs du mal qui devaient être poursuivis, sanctionnés, éliminés par tous les moyens nécessaires. Mais ils ne devaient en aucun cas être considérés comme représentatifs d’un monde par rapport à un autre.

Le 11-Septembre, la guerre en Irak, l’élection de Barack Obama… La planète ne passe-t-elle pas d’un monde unipolaire, dominé par les États-Unis depuis la disparition de l’Union Soviétique, à un monde multipolaire – le sommet du G20 étant peut-être sa première manifestation concrète ?

Il est évident que le monde unipolaire a vécu et que nous avons désormais un monde multipolaire : l’Europe prend progressivement sa place et l’Est devient plus organisé et important. Je pense à la Chine, à l’Inde. L’importance de la Chine dans le monde d’aujourd’hui et de demain est conforme à sa vocation, à sa tradition, à son histoire et à sa culture tout à fait déterminante.

Après l’ère George W. Bush, que vous inspire l’arrivée de Barack Obama ?

Je ne connais pas Barack Obama personnellement, mais son arrivée m’inspire confiance. Je crois que c’est un homme d’ouverture, de culture et qui est à même de bien peser les différentes relations qui doivent exister entre les différents mondes d’aujourd’hui. Et je pense que la façon dont il exprime sa pensée et sa vision du monde et de la paix est porteuse d’espoir.

Propos recueillis par C. Malar, B. Vaillot et M. Forestier
(Arabies)

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