Au Kirghizistan, le statut de la langue ouzbèke constitue l’une des pierres d’achoppement entre l’élite politique kirghize et les responsables de la communauté ouzbèke. Cette question est revenue sur le devant de la scène le 1er juin, deux semaines après les événements de Jalalabad, quand le Centre national ouzbek de la ville d’Och a distribué un tract dénonçant les “atteintes au droit des Ouzbeks à utiliser leur langue maternelle”.
Les auteurs de ce texte soulignaient que “selon diverses estimations” le Kirghizistan compterait un million d’Ouzbeks, qui considèrent ce pays comme “leur patrie historique”, et ajoutaient : “La discrimination linguistique d’un aussi grand nombre de citoyens est bien réelle. Les chaînes de télévision KTR et ELTR ne proposent aucune émission en ouzbek et les stations de radio qui émettaient en ouzbek depuis Och et Jalalabad ont cessé leurs programmes.”
Le Comité national aux statistiques évaluait le nombre d’Ouzbeks vivant au Kirghizistan à 766 700 personnes au 1er janvier 2009, soit 14,5 % de la population totale du pays. Le statut de l’ouzbek et du russe fait l’objet de discussions interminables. La Constitution qui devrait être soumise à référendum le 27 juin ne mentionne même pas la langue ouzbèke, tandis que le russe y demeure “langue officielle”.
Le 2 juin, le site kirghiz 24.kg publiait un sondage qu’il venait de réaliser sur la question. Il en ressortait que 35 % des 800 personnes interrogées avaient opté pour “la nécessité de conserver le multilinguisme” ; 28 % avaient préféré une formulation plus restrictive, à savoir “il ne faut soutenir que les principales langues – kirghiz, russe et ouzbek” ; 11 % estimaient qu’il fallait “développer uniquement le kirghiz”, tandis que 9,7 % se déclaraient en faveur de l’affirmation selon laquelle “tout le monde doit parler uniquement la langue nationale”. Cela faisait près de 21 % de personnes hostiles à un Kirghizistan “multilingue”.
Certains experts réfutent ces résultats. Jyrgalbek Kasabolotov, qui a coopéré plusieurs années avec la Fondation pour la tolérance interethnique, juge que ce sondage ne reflète pas l’état de l’opinion. “Les utilisateurs de ce site sont surtout des russophones de Bichkek et de la région de Tchouï.
Si on avait interrogé un échantillon plus représentatif socialement, couvrant l’ensemble du pays, on aurait trouvé un pourcentage bien inférieur de gens souhaitant conserver le russe dans le pays.” Pour Jyrgalbek Kasabolotov, “le problème linguistique vient d’une politique erronée des dirigeants. Il faut s’atteler à la création d’un Etat de citoyens, au lieu d’un Etat ethnique. Dans les années 1990, lorsque la politique officielle a consisté à diviser la population en nationalités, chacune de celles-ci a commencé à réclamer un statut particulier pour sa propre langue. En outre, quand des responsables politiques cherchent à mobiliser des intérêts ethniques pour les mettre au service d’ambitions politiques, cette question est la plus commode à instrumentaliser.”
Les Ouzbeks de tous bords revendiquent des quotas
Autre problème fréquemment soulevé, le manque de représentation des “petits peuples” dans les instances dirigeantes. Des Ouzbeks aux opinions politiques opposées se retrouvent tout à fait sur ce sujet. Ainsi, le directeur du centre culturel ouzbek Davr de Jalalabad, Sabyrjan Mazaïtov, du parti Ak-Jol, participait le 14 avril dernier à un meeting de soutien au président renversé, Kourmanbek Bakiev, dans son village natal de Teyyit. Il y a parlé de “quotas réservés aux Ouzbeks dans les institutions gouvernementales”. Deux jours auparavant, devant des journalistes, Kadyrjan Batyrov, son principal adversaire idéologique, avait énoncé la même revendication, quasiment mot pour mot.
Pour le pouvoir officiel, c’est d’ailleurs la diffusion de cette interview sur deux chaînes de télévision d’Och, Mezon TV et Och TV, qui aurait déclenché les affrontements du 19 mai à Jalalabad. Le 24 mai, les directeurs de ces deux chaînes étaient convoqués par le procureur de région, sans doute pour avoir passé ces propos à l’antenne. “Désormais, les Ouzbeks ne resteront plus terrés dans leurs maisons à regarder l’Etat se bâtir sans eux. Nous avons activement soutenu le gouvernement provisoire et devons tout aussi activement prendre part à tous les processus politiques”, affirmait entre autres Batyrov.
Abdoumalik Charipov, défenseur des droits de l’homme à Jalalabad, estime que “par rapport à son poids relatif dans la population totale”, la communauté ouzbèke, regroupée dans le sud du Kirghizistan, est effectivement lésée dans son “droit à participer à la gestion du pays”. Selon lui, “que ce soit à l’échelon régional ou national, l’Etat est monoethnique dans les trois branches du pouvoir [exécutif, législatif, judiciaire]. Seules les institutions nationales et régionales accueillent quelques Ouzbeks ‘décoratifs’.” Il juge qu’il faudrait “des quotas, comme tous les experts internationaux en font régulièrement la recommandation au gouvernement”.
Mais, pour le pouvoir, le problème n’existe pas. Bektour Asanov, gouverneur de la région de Jalalabad, déclare que “par rapport à d’autres pays de la CEI le Kirghizistan mène une politique très libérale envers les minorités” et que “les Ouzbeks représentent déjà 10 % à 15 % des responsables dans toutes les institutions du pouvoir”.
Le Comité national aux statistiques a calculé que l’accroissement naturel de la population ouzbèke avait représenté 0,2 % depuis quatre ans, ce que dément avec force Vakhidjan Ergachev, un homme d’affaires de Jalalabad impliqué dans la vie publique. “Pourquoi est-il impossible de connaître la composition ethnique des régions ? Cela permettrait de voir aussitôt où se concentrent les Ouzbeks, dont le nombre croît en réalité plus vite que ce que laissent penser les données officielles.”
Mais, pour les spécialistes, la composition ethnique du sud du pays connaît un bouleversement plus profond. Expert en développement national et régional, Asylbek Kechikbaev pense que l’une des raisons de l’augmentation de la population ouzbèke dans le sud vient du reflux de la population kirghize de souche. “Ces dernières années, de nombreux Kirghiz ont quitté la vallée de Fergana pour gagner Bichkek et la région de Tchouï. L’espace ainsi libéré se remplit d’Ouzbeks ou de réfugiés.”
Un journaliste kirghiz qui a souhaité rester anonyme est persuadé que “le sud du pays est en train de devenir un second Kosovo”. Un de ses confrères européens qui a travaillé dans l’ex-Yougoslavie confirme ses craintes. “En un certain sens, le sud du Kirghizistan rappelle le Kosovo. La population non-kirghize s’y développe et la question de la langue, insoluble, dégénère régulièrement en conflits dans la vie quotidienne.” De nombreux experts et organisations ont avancé des propositions afin de régler ces problèmes interethniques. La Fondation pour la tolérance interethnique suggère ainsi de supprimer la mention de la nationalité sur les papiers d’identité, d’élaborer une politique de bonne intelligence interethnique et de changer le nom officiel du pays en “République du Kirghizistan”, au lieu de “République kirghize”.