La nouvelle coopération nucléaire russo-turque

Redaction

Le Parlement de Turquie, le 12 juillet 2010, approuve l’accord de coopération bilatérale (signé le 12 mai 2010 lors d’une visite officielle du président Medvedev) confiant à Rosatom/AtomstroyExport la construction et la gestion opérationnelle d’une centrale nucléaire de 4800 MW (4 réacteurs VVER à 1200 MW) à Akkuyu au sud-est de la Turquie. C’est une victoire indéniable de la Russie et de ses dirigeants qui se sont profondément et personnellement impliqués dans la négociation. Il n’est pas rare en effet que la diplomatie russe, au plus haut niveau de l’Etat, accompagne économiquement les champions économiques nationaux. Cette pratique d’ailleurs est loin d’être exclusivement russe. L’administration américaine intervient explicitement et de manière souvent convaincante aux côtés de ses entreprises engagées sur des marchés étrangers. Dans le cas russe, cependant, on note une tendance à politiser de manière excessive la discussion diplomatique, ce qui n’est pas sans susciter chez la cible, au mieux de la prudence, au pire du ressentiment. Côté turc, le gouvernement n’est pas resté non plus tout à fait neutre. En cela, la conclusion de l’accord est un succès, lequel reste altéré par une certaine précipitation.



Le compromis russo-turc

Le projet turc de construction d’une centrale nucléaire à Akkuyu dure depuis plus de 10 ans. Les premiers candidats se manifestent dès 1999, puis l’appel d’offre est annulé une première fois. L’idée est réactivée en 2006 et 2007 ; mais ce n’est qu’en 2008 que le processus légal de candidature est initié. Au terme du délai, les Russes de Rosatom sont seuls candidats, ayant réussi à dissuader tous les autres candidats. Ankara dès lors hésite à donner suite et voudrait obtenir certaines concessions politiques de la part de Moscou. Une longue négociation s’engage alors. Les visites présidentielles et gouvernementales se multiplient entre la Turquie et la Russie. En août 2009, le Premier ministre Vladimir Poutine croit avoir obtenu l’accord du Premier ministre turc. Mais, par décision judiciaire[i], en septembre de la même année, l’accord et l’appel d’offre sont annulés. Le gouvernement turc, aussitôt, réagit, rouvre une procédure beaucoup plus rapide jusqu’à l’accord intergouvernemental du 12 mai 2010.

Il apparaît clairement que l’implication politique n’est pas exclusivement unilatérale. Russes et Turcs s’engagent au plus haut niveau gouvernemental, la négociation nucléaire servant de base à plusieurs marchandages parallèles. La Russie et la Turquie, ainsi, ont obtenu respectivement les avantages suivants.

Russie

* Contrôle total par Rosatom du processus de construction et de gestion opérationnelle. Les ressources, humaines et matérielles mobilisées viendront essentiellement de Russie, selon des modalités particulières et très complaisantes (application limitée des lois turques). C’est presque une atteinte à la souveraineté turque sur l’espace du site.

* Responsabilité turque au tiers en cas d’accidents.

* Engagement de la compagnie commerciale d’électricité turque pour l’achat pendant les 15 premières années de 70% de la production d’énergie au prix de 12,35 US cents par kwh. Au terme de cette période, Rosatom est libre de quitter le site.

* Possibilité pour l’exploitant russe de vendre les 30% restant sur le marché turc au prix de 15,3 US cents par kwh.

* Contrôle par Rosatom de la vente à des actionnaires privés des 49% de parts minoritaires.

* Accord par la Turquie de voir passer éventuellement sur son plateau continental dans la mer Noire le gazoduc sous-marin South Stream.

Turquie.

* Aucun engagement financier. Les 20 milliards de dollars nécessaires devront être payés par la partie russe. Les autorités turques ont ainsi trouvé une solution peu coûteuse pour assurer les besoins croissants en énergie du pays.

* Livraisons russes de pétrole par tankers au port de Samsun et investissement russes à hauteur de 3 milliards de dollars pour la construction de l’oléoduc jusqu’à Ceyhan.

Un accord défaillant

Dans les deux cas, le calcul ne s’avère pas forcément très judicieux. L’accord manifestement répond à des priorités de court terme qui négligent les retombées futures. Les Turcs, ainsi, qui visiblement paient assez cher leur projet de première centrale nucléaire, acceptent que les 20 milliards d’investissements russes touchent peu ou pas du tout le tissu industriel et social local. De plus, la technologie russe de réacteurs nucléaires de troisième génération VVER 1200 MW est loin d’avoir démontré sa fiabilité. L’échec de Bélène est en partie dû à des défaillances techniques, sans compter que ces éléments ne correspondent en aucun cas aux standards européens de sécurité. Enfin, après 15 ans, compte tenu de l’environnement maritime et du degré de salinité de l’eau utilisée, il est probable que le complexe nucléaire devra être rénové. Côté russe, la faiblesse est dans l’excès. Les gains sont trop importants pour ne pas provoquer de réactions turques en cas de changement politique de manière assurée ou plus simplement lorsque pour une raison ou une autre, les relations avec la Russie deviendront difficiles[ii]. Dans le Caucase Sud, principalement vis-à-vis du Nagorno-Karabagh ou en Abkhazie, il n’est pas impossible que les velléités turques rencontrent davantage de résistances russes.

Cette stratégie de négociation sur le site Akkuyu est typique des pratiques russes d’influence : il s’agit d’acquérir le maximum, quitte à limiter considérablement la souveraineté d’un gouvernement sur son propre territoire. A moyen terme, cela ne peut provoquer qu’une réaction ferme des parties concernées cherchant à rééquilibrer le marché. C’est exactement ce qui s’est passé en Bulgarie, lorsqu’à l’été 2009, le gouvernement annonce vouloir mettre en suspens tous les projets de collaboration avec la Russie et les réexaminer. A cette date déjà, la décision est prise par le Bulgares de remettre en cause le complexe de Bélène. Signe peut-être d’une réflexion turque : il est question de lancer un second processus pour une seconde centrale nucléaire, mais un candidat sud-coréen, cette fois, est pressenti.

Par Laurent Vinatier,
Chercheur associé à l’Institut Thomas More, Paris

realpolitik.tv

[i] La société électrique de Turquie et plusieurs organisations non gouvernementales ont intenté un procès au gouvernement turc, l’accusant de malversations lors du processus d’appel d’offre.

[ii] Si par exemple Moscou peine à remplir ses promesses d’investissements pétroliers.

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