Analyse. Les damnés de la mer : les pirates somaliens en mer Rouge et dans l’océan Indien

Redaction

Depuis environ cinq ans, les navires, reliant la mer Rouge à l’océan Indien par le détroit de Bāb al-Mandab et le golfe d’Aden, subissent les attaques répétées de pirates qui se réfugient dans les ports de l’est de la Somalie.

Ce passage, par où transite la moitié du trafic mondial des hydrocarbures, est devenu l’un des plus dangereux du monde avec le détroit de Malacca et le delta du Niger. Or, basée à Djibouti, croise dans l’océan Indien et la mer d’Oman, la flotte de soutien des forces terrestres de l’OTAN engagées en Afghanistan dans le « combat contre le terrorisme ». Disposant d’avions de reconnaissance et d’hélicoptères et avec le renfort de vaisseaux chinois, russes, indiens, elle semble impuissante à traquer quelques centaines de pirates, à bord de canots rapides. Elle n’a pu empêcher que les prises soient de plus en plus nombreuses et de plus en plus grosses, entraînant l’escalade des rançons qui dépassent maintenant couramment le million de dollars.

Ces pirates, héritiers d’une longue tradition de navigation entre Chiraz et Oman, au nord, et Madagascar et le Mozambique, au sud, connaissent remarquablement les côtes de la Corne de l’Afrique et de la péninsule Arabique, les abris, les courants et les vents des moussons. Ils ont, toutefois, abandonné leurs boutres et la voile pour le hors-bord, les mitraillettes, les lance-roquettes et la localisation et les communications par satellite.

Jusqu’à l’arrivée des Portugais dans l’océan Indien, au XVe siècle, les navigateurs et les commerçants ont servi de relais entre Méditerranée, océan Indien et Extrême-Orient. Ils ont introduit un islam marqué par la Perse, le soufisme et les confréries dans la Corne de l’Afrique parmi les Oromos, les Afars et les Somalis.

Avec l’ouverture du canal de Suez, en 1869, la mer Rouge, jusque-là lac turco-arabe, devint une des routes maritimes majeures du globe, suscitant l’intérêt et la rivalité des puissances européennes (Grande-Bretagne, France et Italie). Mais les voiliers n’en continuèrent pas moins à échanger, entre les rives asiatiques et africaines, céréales, épices, encens, café, textiles, armes, haschich, esclaves… Les colonisateurs s’appuyèrent sur les négociants des ports, les pachas, les sultans et les cheiks recrutés pour administrer ces contrées inhospitalières.

En effet, seuls les militaires et une poignée d’aventuriers-écrivains-négociants fuyant les contraintes de l’Europe, tels Rimbaud, Nizan, Monfreid, s’installèrent dans ces bouts du monde. C’est à partir de leurs récits que ces territoires et leurs populations ont acquis la réputation de lieux « infernaux » où régnaient, il est vrai, les trafics d’armes et d’esclaves que les Européens, d’ailleurs, combattaient sans beaucoup d’ardeur.

Il est légitime de se demander si la recrudescence de la piraterie et des passages clandestins de réfugiés africains vers les côtes du Yémen ne serait pas la continuation, par-delà la guerre froide, de la violence historique, intrinsèque à la région. Durant cette période, comme dans les autres points d’affrontements entre les deux blocs, l’hyperactivité militaire a « gelé » les rivalités traditionnelles et limité les échanges entre les rives. Depuis 2001, la mobilisation contre le terrorisme international dans l’arrière-cour du Moyen-Orient a réveillé les tensions et fait naître cette interrogation : les pirates somaliens travaillent-ils pour le compte d’Al-Qaïda ? En effet, qu’ils partent et se réfugient au Puntland, à l’extrémité de la Corne, ils opèrent, en majorité, au large et parallèlement aux rivages yéménites. Sans doute sont-ils également impliqués dans le passage des clandestins africains et ont-ils trouvé quelques complicités au Yémen dans les ports de la « tihama », la plaine littorale torride et aride ?

De même, la capture de gros navires, entre autres un pétrolier, au-delà des 200 milles marins en plein océan Indien, fait penser à des connivences avec les Somalis réfugiés ou établis au Kenya. La récente intervention de l’Éthiopie, censée installer à Mogadiscio le gouvernement fédéral de transition (GFT) somalien et y préparer la venue de soldats de la paix envoyés par l’Union africaine (UA), a enflammé la péninsule somalienne. Les combats ont dévasté la capitale et sa région, provoqué la fuite de milliers de réfugiés et entraîné une nette reprise des actes de piraterie.

Dans cette réflexion sur la récente recrudescence de la piraterie, la première partie étudiera la position stratégique du détroit et du golfe qui en ferait une « mer » d’élection pour des pirates attirés par les trafics en tout genre comme l’étaient ceux qui rançonnaient les caravanes.

Dans l’histoire, seuls les pouvoirs « forts » ont su imposer leur loi à ces populations turbulentes de pillards. Dans la région, la fin de la guerre froide et des dictatures ne s’est pas immédiatement traduite par l’« explosion » de la piraterie qui est même plus récente que l’engagement des forces de l’OTAN en Afghanistan. Elle semble être bien plus liée aux péripéties de la crise somalienne et aux rivalités entre États de la Corne de l’Afrique et de la péninsule Arabique.

On se presse à la « porte des Lamentations »

La bien nommée porte des Lamentations

Dès l’Antiquité, bien avant l’ouverture du canal de Suez, par le détroit de Bāb al-Mandab (porte des larmes, des lamentations) transitaient les échanges entre Méditerranée et océan Indien et entre Afrique et Arabie : ni la fermeture de la mer Rouge ni les rivages torrides et arides n’arrêtèrent les navigateurs et les caravaniers. Le détroit, profond de 311 mètres, large de 20 kilomètres et divisé en deux chenaux par l’îlot volcanique de Périm, communique avec le golfe d’Aden largement ouvert, à l’est, sur l’océan Indien. Pour le Yémen, il appartient à ses eaux territoriales, mais il y reconnaît la libre circulation des bateaux.

Au débouché nord-ouest, au milieu de la mer Rouge, émerge l’archipel corallien des Hanish pour lequel le Yémen et l’Érythrée s’affrontèrent (1995-1998). Le golfe d’Aden est séparé de l’océan, à l’est, par l’île yéménite de Soqotra qui, reliée à la pointe de la Somalie par un chapelet d’îles, contraint les bateaux à longer, au nord, la côte du Yémen. Dans l’Antiquité, on appelait l’extrémité de la Corne, Côte de l’encens ou pays de Pount : d’où l’actuel Puntland. S’avançant dans l’océan Indien, elle offre une base stratégique idéale, entre Arabie et Afrique et entre océan et golfe.

Les côtes rocheuses du rift d’Aden, ourlées de coraux et entaillées de criques abritées, sont propices à la dissimulation d’activités illicites. En arrière de l’étroite « tihama » aride et torride (« guban » en somali), s’élèvent des falaises montagneuses qu’on franchit difficilement pour gagner l’« hinterland ». Seuls quelques ports (Massawa, Asäb, Hodeïda, Moka, Djibouti, Seylac/Zaylah, Aden, Berbera, Boosaaso), souvent aménagés par les colonisateurs, peuvent accueillir les navires de fort tonnage, les autres ne sont fréquentés que par les boutres.

En doublant le cap Gadarfui, la côte rocheuse se poursuit jusqu’à Eyl (une des bases des pirates) pour s’abaisser vers le sud. Dans le Benaadir, à la hauteur de Mogadiscio, les alluvions, venues d’Éthiopie, du Wabi Shabeele (fleuve du léopard) puis du Jubba, alimentent un long cordon dunaire qui, jusqu’au Kenya, enserre de grandes lagunes. Dans ce Sahel équatorial – le Benaadir est à la latitude du Gabon ! –, les crues régulières des deux fleuves pérennes ont permis l’établissement de grandes plantations irriguées dès avant la colonisation italienne.

Au large, l’océan est riche en poissons car un courant froid longe la côte somalienne. Au nord, l’aridité règne, coupée de crues violentes des oueds qui submergent les plaines comme à Djibouti où les « quartiers » (bidonvilles) d’Ambouli disparaissent sous les eaux chaque année.

Au Yémen, l’opposition entre « tihama » et montagne est aussi forte, sauf à l’ouest, dans la vallée irriguée de l’Hadramaout. Au nord, au prix de travaux importants (captages, aqueducs, citernes), les colonisateurs ont apporté l’eau dans les grands ports.

Faut-il croire les rumeurs de découverte de gisements « fabuleux » d’hydrocarbures offshore dans le golfe d’Aden ? Pour le moment, les seules richesses que les Somaliens puissent convoiter, hormis celles qui circulent sur les bateaux, sont les grands périmètres irrigués du Benaadir et les ressources halieutiques.

Des empires à la guerre froide…

Depuis l’Antiquité, les empires à vocation universelle (Perse, Rome, Byzance, Arabes) ont voulu tenir les deux rives africaine et asiatique du Bāb al-Mandab afin d’y contrôler les échanges. Les rivalités politico-religieuses n’ont pas empêché le transit des marchandises à forte valeur unitaire (encens, épices, pierres précieuses, musc, étoffes et… esclaves). A

yant compris le mécanisme des moussons, les marchands et navigateurs arabes gagnèrent l’Inde et la Perse, l’Oman, Madagascar et la côte de l’Afrique de l’Est où ils fondèrent la civilisation swahilie (du rivage). En 1413, l’amiral chinois musulman Zheng He mouilla à Mogadiscio, mais aucune autre expédition n’y retourna avant l’arrivée, en décembre 2008, de navires de guerre chinois dans les eaux somaliennes (1).

Seuls, les Ottomans, au XVIe siècle, furent sur le point de s’emparer des deux rives du golfe, du détroit, de la mer Rouge et même de l’isthme de Suez. Les Yéménites et les Éthiopiens leur résistèrent et les Portugais, en doublant le cap de Bonne-Espérance, avaient fait sauter le verrou turc et ouvert aux Européens le contact direct avec l’Inde et l’Extrême-Orient. Toutefois, ils ne s’installèrent aux abords du détroit qu’au XIXe siècle et en partant de l’Inde : en 1839, les Britanniques venus de Bombay prirent Aden. En 1868, partis de Bombay, de nouveau, ils libérèrent leurs otages retenus par le négus Téwodros (2).

À l’approche de l’ouverture du canal de Suez, les prises de possession se multiplièrent : les Français, à Obock en 1862, les Italiens, à Asäb en 1869 puis à Massawa en 1885 et les Égyptiens, sur la rive africaine du détroit et du golfe. Face à l’insurrection mahdiste, les Britanniques, qui avaient établi leur protectorat sur l’Égypte en 1882, se résignèrent, en 1888, à partager les rivages avec la France, établie dans le golfe de Tadjoura, avec l’Italie, au Benaadir, et avec la Turquie, au Yémen, mais empêchèrent les Français d’occuper le Somaliland, face à Aden.

Ni la défaite des Italiens face à l’Éthiopie (1896), ni la révolte du « Mad Mullah » au Somaliland (1899-1921), ni le démembrement de l’Empire ottoman (1918), ni la guerre italo-éthiopienne (1935-1941), prélude de la Seconde Guerre mondiale, n’ont rien changé en profondeur des positions des puissances européennes jusqu’à la fin des années 1950 (3).

Elles furent impuissantes à empêcher la perpétuation des trafics dont celui des esclaves qui perdura jusqu’à l’interdiction de l’esclavage en Éthiopie par le Duce (Rouaud, 1997).

À la suite de la décolonisation, survenue dans le contexte de la guerre froide et l’accroissement exponentiel du trafic pétrolier par le canal de Suez et à cause de la proximité du conflit israélo-arabe, s’instaura une redistribution de la donne territoriale régionale.

Les Britanniques, après la crise de Suez, se résignèrent à réduire leurs ambitions : ils quittèrent le Soudan en 1956, le Somaliland en 1960 et Aden en 1967. Les États-Unis, implantés en Arabie saoudite et en Éthiopie (dans la base de Qaññäw près d’Asmära en Érythrée), étaient prêts à prendre le relais.

En effet, l’URSS marquait des points en Égypte où Nasser, au nom du panarabisme et du socialisme, soutenait les insurgés républicains au Yémen (1959) alors que les royalistes recevaient l’appui des Saoudiens. En 1960, la Somalie, formée du Somaliland et de la Somalie ex-italienne, se rangea avec le Kenya, en 1964, du côté du « Monde libre ».

Aden et la fédération d’Arabie du Sud devinrent la République populaire et démocratique du Yémen du Sud. La France renforça sa présence à Djibouti, indépendant en 1977, tandis que la flotte soviétique s’installait à Aden, à Soqotra et à Berbera. Toutefois, à l’intérieur des camps s’instaura une rotation des États : en 1969, le général Siyaad Barre, au pouvoir après un putsch, aligna la Somalie sur l’URSS ; en 1977, l’Éthiopie révolutionnaire gagnait le camp socialiste tandis que Siyaad offrait Berbera aux États-Unis et Mängestu, Massawa aux Soviétiques.

On pourrait comparer la donne stratégique sur les rives du détroit de Bāb al-Mandab et du golfe d’Aden, à celle d’autres « point chauds » comme Berlin ou mieux le détroit de Formose, mais jamais il n’y eut cette rotation des alliances. La tension régionale n’eut guère d’effet sur le transit international : les pétroliers, les cargos et les porte-conteneurs empruntaient, toujours plus nombreux, le canal de Suez.

En revanche, le cabotage traditionnel entre les côtes africaines et asiatiques périclita, même si les marins yéménites savaient déjouer la surveillance.

Paradoxalement, la conflictualité régionale n’a pas baissé depuis la fin de la guerre froide, la chute de Siyaad et de Mängestu et l’absorption du Yémen du Sud par le Nord. L’échec de l’ONUSOM (1993) a laissé la Somalie, diminuée du Somaliland, en proie au déchirement entre factions. En 1994, le Yémen a écrasé les velléités d’indépendance (d’autonomie ?) du Sud et combattu les Érythréens pour la possession des îles Hanish.

Entre 1998 et 2000, l’Érythrée et l’Éthiopie, pourtant alliées, se sont opposées à leur frontière dans une impitoyable guerre de tranchées. Dans ce couloir stratégique, comme après un séisme, il se produit des répliques qui témoignent d’une profonde instabilité… La reprise récente des actes de piraterie est-elle une réplique ? Et de quoi ?

Les damnés de la mer

La fuite en avant

La piraterie dans le golfe d’Aden et dans l’océan Indien n’occupe la « une » des médias internationaux que depuis 2006 et surtout 2007, quand les pirates, toujours plus audacieux, s’attaquèrent non plus seulement aux thoniers, mais à des porte-conteneurs, des cargos, des chimiquiers, des vraquiers, des navires de plaisance et même à un superpétrolier.

L’escalade du montant des rançons en échange des otages et de cargaisons dangereuses ou stratégiques a alarmé les assureurs maritimes britanniques et le Bureau maritime international (BMI) de Kuala Lumpur. En 2008, le golfe d’Aden, par où transitent 40 à 50 % des hydrocarbures au monde, est devenu plus dangereux que le détroit de Malacca, le golfe de Guinée, le golfe du Bengale et la mer des Caraïbes.

Les armateurs redécouvrent la route, plus sûre mais plus longue, du cap de Bonne-Espérance (Bombay-Rotterdam :10 743 milles nautiques) de préférence à celle du canal de Suez (6 773 milles pour le même trajet). L’augmentation du taux des primes d’assurance a incité un armateur norvégien faire le tour de l’Afrique.

L’effet sur le trafic du canal de Suez (18 200 passages par an) est déjà très net : baisse de 25 % entre février 2008 et février 2009. Toutes les cartes révèlent que les pirates concentrent leurs opérations sur le chenal emprunté par les bateaux qui longent le littoral l’Hadramaout et du Yémen. Mais, plus audacieux, ils attaquent maintenant au large, dans l’océan Indien : en novembre 2008, ils ont pris le pétrolier saoudien Sirius ( deux millions de barils), à 800 kilomètres de Mombasa dans les eaux internationales. En rétorsion, l’ONU et le gouvernement fédéral de transition somalien (GFT) ont autorisé, le 12 décembre, les marines de guerre à exercer un droit de suite à l’intérieur de la zone économique exclusive (ZEE) (4) et leur jugement à l’étranger.

Depuis les attaques de navires chinois, russes et ukrainiens, la Russie et la Chine ont rejoint les douze unités de l’armada internationale et l’Inde projette de s’associer aux patrouilles. Une surveillance aérienne s’organise depuis les bases française et américaine de Djibouti dans le cadre de l’opération Atalante, dirigée par l’Union européenne. Cependant, une fois l’attaque réussie, avions et hélicoptères sont impuissants car le risque est grand d’atteindre l’équipage et de couler la cargaison.

En 2008, les rançons et la revente des bateaux (150 000 dollars en moyenne) auraient rapporté 30 millions de dollars au Puntland : soit deux fois le budget du gouvernement de l’État autonome ou le montant de l’aide octroyée à Bruxelles le 23 avril 2009. Les auteurs de la capture de la cargaison de chars du cargo ukrainien Faina, mouillé à Hobyo, ont reçu 20 millions de dollars. Combien a rapporté la cargaison du pétrolier saoudien Sirius ?

Des pirates ayant été capturés au moment de la remise des rançons (Mérer, 2009), on remet celles-ci à des comparses qui les transportent par canots rapides au Kenya et les virent par fax, sous le contrôle des « hawilad » (5). Les ports, où sont détenus les otages (130 à Eyl en 2008) et mouillés les grands navires, sont situés sur la côte de l’océan Indien (Eyl, Hobyo et Xarardheere), loin des bases de Djibouti. Soucieux de leur image et de faire connaître leurs exigences, des chefs pirates ont invité des journalistes, principalement à Eyl.

Ils y décrivent une organisation bien rodée : 50 % de l’argent va aux auteurs des captures (dont 5 % aux familles), 25 % à des acteurs secondaires et le reste aux commanditaires qui investissent 5 000 à 10 000 dollars dans l’« entreprise ».

Les investisseurs recrutent des comptables et des interprètes pour communiquer avec les otages et mener les négociations et roulent en 4×4. Les pirates font vivre des « hôteliers », construisent des maisons pour leur famille et sont des partis recherchés. Leur audace exerce une fascination certaine sur les jeunes Somaliens désespérés par vingt ans de guerre civile.

Les étrangers n’ont pas non plus été insensibles aux « Robin des bois des mers » qu’ils pensent adeptes de la « reprise individuelle » chère à l’anarchie. Toutefois, les pirates « justiciers » sont impliqués dans le transport des Somaliens et des Érythréens qui cherchent à atteindre les côtes yéménites.

En 2007, partis des plages autour de Boosasoo, au Puntland, 28 000 « boat people » ont atteint le Yémen (50 000 en 2008). Aux victimes des naufrages dus au mauvais temps, à la vétusté et à la surcharge des embarcations, s’ajoutent les passagers jetés à la mer par crainte des garde-côtes yéménites. Chaque mois, on repêche entre 180 et 350 cadavres sur les rives du Yémen et 10 000 réfugiés s’entassent à Al-Kharaz à l’ouest d’Aden (HCR, MSF).

Les pirates, interrogés par les journalistes ou détenus à l’étranger, témoignent d’une grande détresse, d’une grande misère et d’un profond désespoir fort bien traduits par le « roman » : Moi, Osmane pirate somalien (Mérer, 2009). Fuyant vingt ans de combats, de sécheresses récurrentes et de crises de subsistance, les Somaliens s’entassent dans des camps dans l’espoir d’obtenir des secours. La chute de la dictature de Siyaad (1991) a entraîné le démembrement du territoire et la dissolution de l’État alors qu’en Somalie, en majorité, on parle le somali et professe l’islam.

Le Somaliland a déclaré son indépendance et chaque chef de guerre s’est taillé sa région : au sud, autour de Kismayoo, dans le Benaadir, au centre, et au nord, le Puntland, plus stable. La capitale est disputée au gré des alliances et le GFT, formé à Arta (Djibouti) en 2000, a longtemps siégé au Kenya avant de rentrer à Mogadiscio d’où les milices des tribunaux islamiques l’ont chassé en juin 2006 et où l’Éthiopie l’a réinstallé en janvier 2007. Jusqu’à leur départ, début 2009, les troupes éthiopiennes, affrontées aux « Shabaab » (jeunes, en arabe), ont achevé de ruiner les infrastructures et l’administration déjà détruites par l’interminable guerre civile. Les jeunes n’ont d’autre espoir que s’engager dans les milices, chez les pirates ou de tenter la traversée vers l’eldorado du Golfe ou vers l’Europe et les États-Unis.

Les damnés de la mer

Les pirates somaliens sont moins des partisans de Ben Laden que des pêcheurs ruinés par la guerre et par le pillage de leur ressource. L’attaque de l’USS Cole, au mouillage à Aden, est antérieure aux attentats de New York (9 septembre 2001) et le pétrolier Limburg (sous commandement français) fut atteint, le 20 septembre 2002, par une bombe, mais toujours au Yémen. La relation avec la piraterie somalienne n’est pas établie.

La collusion des pirates avec l’administration et le gouvernement du Puntland est plus nette, même si l’ancien président, Cabdillaahi Yusuuf (6), et le nouveau, Cabdirahmaan Maxamed « Faroole », ont promis de lutter contre eux et contre les passeurs (Prunier, 2009).

Tous deux ont une milice nombreuse à entretenir, des relations étendues et appartiennent au clan Majerteen qui domine la région qui héberge la piraterie. Toutefois, les commanditaires identifiés sont membres d’autres clans des fédérations Daarood et Hawwiye. Les liens avec la « constellation islamiste » (Prunier) et Al-Qaïda sont loin d’être clairs : fervents musulmans, les Somaliens pratiquent un islam confrérique, influencé par le soufisme et considéré comme impie par les wahhabites. Les « Shabaab », qui ont combattu le GFT et le contingent éthiopien avec les milices des tribunaux, s’opposent désormais à Shaykh Sharif Shaykh Axmed, leader des milices et nouveau président du GFT. Les tribunaux promettaient la pendaison aux pirates, mais, au plus fort des combats, certains des « shaykh » ont approuvé la piraterie pour lutter contre les infidèles.

Les pêcheurs devinrent pirates « à temps complet » à l’automne du patriarche dictateur de Siyaad Barre. Malade, le président était tombé sous la coupe de sa famille à laquelle il avait octroyé des pans entiers des revenus, des bâtiments et des terres de l’État. Au moment de sa chute, ce fut la ruée et le pillage des ressources et notamment des ressources halieutiques. Les Soviétiques avaient promu la pêche industrielle au détriment de la pêche traditionnelle affectée par la reconversion, avec l’aval de la FAO, de paysans du Nord, sinistrés par la sécheresse.

La société de pêche, aux mains de Cabdirahmaan Jaama Barre, demi-frère du président, échut à Maxamed Farax Aydeed, allié puis adversaire de l’ONUSOM.

À sa mort, les chefs de guerre et la diaspora du Kenya passèrent des accords ouvrant les eaux somaliennes aux navires-usines. Ils noyèrent, au large, des conteneurs d’ordures et de matières toxiques sans qu’aucune autorité, ni nationale ni internationale, se soucie de la population. Toutefois, le président du Puntland les encouragea à défendre par les armes les eaux territoriales : c’est pourquoi ils capturèrent des thoniers, les convertirent en bateaux-mères, puis s’enhardissant, ils prirent des proies de plus en plus grosses. Cet oubli du monde se manifesta à nouveau lors du tsunami du 26 décembre 2004 : les Somaliens de la côte de l’océan Indien n’ont jamais obtenu le moindre secours (Mérer, 2009). En attaquant toujours plus de navires, toujours plus gros, toujours plus loin, les damnés de la mer ne tentent-ils pas d’échapper à leur disparition ?

Conclusion

La recrudescence de la piraterie au large des côtes somaliennes rappelle à la communauté internationale qu’elle a laissé, sans s’en soucier, disparaître un État, membre de l’ONU et de l’UA. Elle a espéré que ce foyer de désordre resterait cantonné dans la péninsule, isolé par un cordon sanitaire d’États « sûrs » : Djibouti, l’Éthiopie, le Yémen. Or, la contagion déborde au-delà des côtes et menace les arrières des forces intervenant en Afghanistan.

L’OTAN détache de gros bâtiments, des avions et des hélicoptères inadaptés à la police de six millions de kilomètres carrés de mer et d’océan et des milliers de kilomètres de côtes, refuge d’un ennemi ubiquiste.

Toutefois, la communauté internationale traite avec des chefs de guerre pour qu’ils escortent les cargos du Programme alimentaire mondial (PAM) qui ravitaillent, chaque mois, entre 1,5 et 2 millions de déplacés à la suite des combats de Mogadiscio. Même si elle ne s’en vante pas, on comprend qu’elle le fasse, mais la martialité des déclarations est contredite par la modicité de ses engagements financiers : en 2008, la Somalie a reçu 200 millions de dollars d’aide internationale.

On annonce, périodiquement, que la piraterie, comme dans le détroit de Malacca, sera éradiquée. Sans débarquement en Somalie, sans enquête sur les complicités des commanditaires et des pirates avec la diaspora kenyane et au Yémen, on ne pourra obtenir de résultat probant. Plus on attend, plus les connexions entre seigneurs de la guerre, commanditaires, diasporas et mafias, déjà connues, ne manqueront pas de se multiplier.

La contagion régionale de la crise somalienne sera très difficile à prévenir et à traiter. En effet, le Somaliland, qui lutte efficacement contre la piraterie sur ses côtes, n’est toujours pas reconnu par la communauté internationale devant l’opposition de la Ligue arabe. Elle maintient un État somalien uni « Potemkine » en payant les salaires des représentations somaliennes à l’étranger.

Sous l’influence de l’Arabie saoudite, principalement, elle dissuade les Somaliens de parler et d’écrire, qui plus est en caractères latins, une langue différente de celle du Prophète et de pratiquer un islam entaché de paganisme.

L’Égypte, bien qu’affectée par la baisse du trafic du canal de Suez, veut que l’Éthiopie, qui détient les sources du Nil bleu, demeure enclavée. Djibouti la rejoint car il craint qu’un Somaliland indépendant ne lui fasse perdre le quasi-monopole du commerce extérieur de 80 millions d’Éthiopiens. Cette inquiétude est partagée par l’Érythrée qui cherche un second front, au sud, contre son ex-allié.

C’est cette implication érythréenne aux côtés des tribunaux islamistes et les difficultés à combattre les fronts islamistes en Ogadén qui est à l’origine de l’intervention éthiopienne en Somalie, bien plus que les exhortations des États-Unis et de l’Europe : programmes régionaux et internationaux ne coïncident pas toujours.

Ces représentations, héritées du temps long de l’histoire et réactivées et renouvelées au gré des tensions et des conflits, sont partagées par les dirigeants et leurs peuples. Elles importent plus dans les décisions que le sort des pêcheurs somaliens dont la menace, jusqu’à présent, est apparue comme secondaire.

Publié dans le magazine DIPLOMATIE n° 40 (septembre-octobre 2009). Tous droits réservés.

Par Alain Gascon, professeur à l’Institut français de géopolitique Université Paris 8, chargé de cours à l’INALCO

(www.diplomatie-presse.com)

Notes :

(1) L’agence Chine nouvelle a rappelé la mémoire de l’expédition.

(2) En 1541, Christovaõ da Gama était parti de Goa afin de secourir le négus éthiopien menacé par un « jihad ». En 1941, les Indiens étaient nombreux dans les troupes du Commonwealth qui chassèrent les Italiens d’Éthiopie.

(3) L’Italie perdit l’Érythrée, fédérée à l’Éthiopie en 1952, mais l’ONU lui confia le mandat de la Somalie (1950-1960) pour la préparer à l’indépendance.

(4) Fixée à 200 milles marins (370 km) par la convention de Montego Bay (1982).

(5) Ces groupes d’entraide, sous contrôle clanique, surveillent les transferts d’agent par fax.

(6) Président du GFT, il a démissionné de ses deux « fonctions », le 28 décembre 2008, au départ des Éthiopiens.

Bibliographie indicative

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Sécurité Globale, Dossier : « Combattre la piraterie », printemps 2009.

– Xavier Rolin, « Piraterie : une expérience de terrain », p. 37-39.

– Pascal Le Pautremat, « Forces spéciales contre piraterie : entre dissuasion et coercition », p. 49-60.

– Gaël Marchand, « Vers des eaux tumultueuses : la piraterie maritime, entre vision globale et réponses sectorielles, p. 61-76.

– Georges-Henri Bricet des Wallons, « Néocorsaires contre néopirates : privatiser la sécurité maritime dans le golfe d’Aden ? », p. 77-88.

Journaux et sites Internet consultés :

Le Monde, Courrier International et occasionnellement les sites de la presse internationale. Slate. France Culture, RFI, BBC, Africa.com. Mer et Marine (http://www.meretmarine.com). UNHCR, MSF

Transcriptions :

Les patronymes et toponymes (cf. carte Michelin no 745) somaliens sont écrits conformément à l’orthographe du somali écrit depuis 1972 à l’aide de l’alphabet latin. Les voyelles longues sont redoublées, le « x » est une consonne aspirée et le « c » transcrit l’attaque glottale : ainsi Cali pour ‘Ali. Pour l’arabe et les langues éthiopiennes, on suit l’usage de l’Encyclopaedia Aethiopica : « ā » est une voyelle longue, « ä » se prononce entre e et