Ils étaient quelques milliers de Tunisiens et Tunisiennes à protester lundi soir le long de l’avenue Mohammed V à Tunis (une manifestation plus restreinte et non autorisée se déroulait également Avenue Habib Bourguiba). Elle fut organisée à l’occasion de la « fête de la femme » marquant le 56e anniversaire de la promulgation du Code du Statut Personnel (CSP) par le président Habib Bourguiba. La réussite de la manifestation tenait à sa bonne capacité de mobilisation et à son déroulement sans dérapages sécuritaires. Teintée d’un esprit partisan pleinement assumé, elle se retrouvait tout de même autour d’un seul mot d’ordre : la revendication du principe constitutionnel d’égalité des sexes.
« Égalité des sexes », « complémentarité », « droits de la femme », CSP, et le projet polémique de l’article 28, ont fait la Une d’une grande partie des médias et réseaux sociaux tunisiens depuis quelques semaines, tout particulièrement en ce lundi 13 Août « Fête de la femme ». Un véritable arsenal de communication a été mobilisé à cette occasion par les nombreux contestataires de la version annoncée de l’art 28.
En effet, les affiches de partis politiques faisant l’éloge du bourguibisme ont innondé les pages Facebook tandis que des débats télévisés passionnés abordaient « le » thème brûlant du moment. De même, plusieurs forces et hommes politiques ont saisi l’occasion pour se prononcer avec ferveur sur le principe d’égalité des sexes, en instrumentalisant parfois les termes du débat et frôlant la récupération politique. L’impression générale qui se dégage de cette mobilisation tout de même significative est la centralité qu’occupent les « droits de la femme » dans l’imaginaire politique tunisien et au sein même d’une partie de la société. L’écho massif et l’objection immédiate à tout article portant potentiellement atteinte aux « acquis » en la matière reflète cet attachement viscéral au progrès de la condition féminine.
Les ambigüités de l’article 28 : vers la constitutionnalisation de la discrimination féminine ?
L’article 28 -source de toutes les polémiques- dispose : « l’Etat assure la protection des droits de la femme et de ses acquis, en tant qu’associée véritable de l’homme dans le développement de la patrie et sous le principe de complémentarité des rôles avec l’homme au sein de la famille. L’Etat garanti l’égalité des chances pour la femme dans toutes les responsabilités. L’Etat garanti la lutte contre les violences faites aux femmes, quelqu’en soit la nature » (traduction de l’arabe).
Cette version votée par 12 députés de la commission sur les droits et libertés (majorité) est contestée pour toute une série de raisons : ambiguïtés, imprécision des termes employés, grandes marges d’interprétation faisant peser la crainte de discriminations à l’encontre des femmes tunisiennes en cas d’inscription définitive de cet article dans le texte juridique suprême. Par exemple, les « acquis » des droits de la femme ne sont pas clairement explicités tandis que la « complémentarité » – constante du corpus idéologique islamiste sur les rôles différents de l’homme et de la femme dans la famille et la société du fait de leur nature biologique distincte – fait étrangement écho à la l’idéologie de la « complémentarité » en vogue aux XVIII et XIX siècles en France[1].
Le fait que l’article consacré aux droits de la femme l’inscrive en partie dans le stricte cadre familial représente une définition potentiellement rétrograde. L’inquiétude la plus prononcée est celle de voir consacrer une source de discriminations au niveau constitutionnel qui pourrait justifier la légalité et la constitutionnalité de lois discriminantes envers les femmes. En effet, si une loi discriminante était promulguée, il serait alors difficile d’en démontrer la nature inconstitutionnelle dans la mesure où le concept d’égalité des sexes aurait été préalablement éjecté de la Constitution au profit d’une « complémentarité » aux contours bien trop abstraits. De plus, l’insistance sur une lecture différenciée des droits et devoirs selon le sexe viole l’esprit même du concept d’égalité juridique des sexes et s’avère en contradiction avec d’autres articles du brouillon de la nouvelle constitution.
Une manifestation très politisée et peu représentative
Force est de constater que la population présente lors de la manifestation –les femmes plus particulièrement- n’était guère représentative de la diversité de la population tunisienne lambda.
Plusieurs explications semblent plausibles: la nature abstraite d’un article dont de nombreuses femmes tunisiennes ne perçoivent pas la portée directe sur leur quotidien ; le maintien à distance du processus constitutionnel de franges entières de la société et son caractère peu accessible ; l’aspect très politisé de la manifestation ouvertement encadrée par certains partis politiques très actifs dont Al-Joumhouri qui a pu entacher l’aspect « universel » et non-partisan du principe revendiqué « égalité des sexes » censé rassembler au-delà des positions politiques; enfin, le détachement d’un certain nombre de citoyens vis-à-vis des affaires politiques et leur replis sur des préoccupations plus immédiates et vitales.
Par ailleurs on ne peut exclure le risque de cloisonnement politique des militants sur le thème de l’égalité des sexes, ce qui contribuerait à détourner des réels enjeux, échouer à mobiliser et se cantonner à un discours simplifié et creux au détriment de la revendication du principe constitutionnel intangible d’« égalité des sexes ».
En cette chaleur nocturne, les slogans scandés par la foule présentaient un mélange éclectique d’opposition frontale au gouvernement et de revendications en faveur des droits de la femme. « Véritable égalité = citoyenneté effective » (مساواة حقيقية = مواطنة فاعلية) ; « la démocratie c’est l’égalité des droits 50/50 » ; « Non à la complémentarité, Oui à l’égalité » (لا للتكامل. نعم للمساواة) ou « Egalité entre les tunisiens et les tunisiennes » pouvait-on lire sur des pancartes en français et arabe.
Les chants en chœur de l’hymne national étaient ponctués de temps à autre par des postures plus politiques « Go to Hell Ghannouchi », « Ben Jaâfar tu es un traître », « Ennahda Dégage » et des attaques personnelles injustifiées « la femme tunisienne n’est pas Meherzia Labidi Maïza » (vice-présidente de l’Assemblée Constituante, membre Ennahda).
Majoritairement les cheveux au vent, quelques unes au foulard ajusté, ces femmes mobilisées étaient accompagnées par quelques petites centaines d’hommes solidaires dans la dénonciation de ce qu’ils considèrent comme une tentative intolérable de violation du principe d’égalité et une tâche noire dans la rédaction de la nouvelle Constitution. Depuis leurs taxis ou voitures, certains se montraient solidaires en klaxonnant un drapeau tunisien brandi par la fenêtre alors que d’autres marmonnaient leur exaspération « ça ne fait que huit mois qu’ils ont été élus mais ils crient déjà Dégage ! » s’indigne une femme d’une quarantaine d’années, perplexe.
Pour rappel, la Tunisie s’est démarquée par une trajectoire historique inédite dans la région avec la promulgation du Code du Statut Personnel le 13 août 1956 leur garantissant à l’époque, comparativement aux autres pays arabes, de précieux droits (interdiction de la polygamie, de la répudiation etc.). Puis sous l’ère Ben Ali, le féminisme d’Etat triomphant utilisait la « cause féminine » pour combler « le déficit d’un pouvoir politique en mal de légitimité » selon les mots de la militante Sihem Bensedrine. Quant au président Moncef Marzouki, il n’a cessé de marteler dans son dernier discours (dimanche 12 aout) sa position en faveur d’une égalité « totale » et sans concession entre hommes et femmes en Tunisie et considère que les tunisiens ont depuis longtemps fait le choix d’un modèle de société fidèle à ce principe.
Si cette question déchire tant la classe politique et mobilise la société civile, ça n’est pas seulement pour des raisons propres à l’historique tunisien en la matière. C’est davantage parce qu’il s’agit d’une thématique unique en son genre qui « confronte à la nécessité de penser l’égalité dans une configuration de différence [entre les sexes]» comme le souligne la professeure de droit Françoise Dekeuwer-Défossez, Le défi est d’autant plus complexe après des décennies d’Etat policier qui niait les libertés des Tunisiens -sans distinction de sexe- et d’une majorité islamiste soucieuse de saupoudrer la constitution de sa conception religieuse des droits de l’individu. Par ailleurs, les références conceptuelles et idéelles très différentes voire antagonistes entre Ennahda et les partis non-islamistes compliquent l’instauration d’un dialogue constructif qui permette à chacun de se retrouver sur ce principe constitutionnel indispensable : « l’égalité juridique des sexes ». Enfin, la posture de repli d’un certain nombre de militant(e)s en colère insistant sur la préservation des acquis du Code du Statut Personnel fait peser le risque d’un statu quo en matière de droits des femmes et d’une idéalisation trompeuse de la condition féminine en Tunisie.
Contribution de Mélissa Rahmouni, rédactrice adjointe et co-fondatrice du site d’analyse politique sur le monde arabe ArabsThink.com.
[1] Voire ce texte d’Elisabeth Badinter sur le sujet. Le débat autour de la « complémentarité » des sexes est une vieille querelle idéologique qui a divisé les partisans de la « différence » ou de l’égalité des hommes et des femmes et par conséquent leur égalité/inégalité juridique. A la veille de la Révolution française, le débat sur les rapports entre les sexes faisait rage au sein de l’intelligentsia française comme le rappelle Elisabeth Badinter. Condorcet et Mme d’Epinay tranchaient clairement en faveur de l’égalité dans tous les domaines de la vie insistant ainsi sur la « nature humaine » des hommes et femmes au détriment des différences biologiques entre les sexes. De son côté, Diderot insistait sur la « complémentarité des sexes » tout en dénonçant les inégalités dont les femmes étaient victimes. Rousseau, plus radical, présentait Sophie comme le « complément » d’Emile dans son ouvrage l’Emile publié en 1756, la femme n’ayant à ses yeux que de devoirs dont celui de reproduction. La théorie de la « stricte complémentarité des sexes » était donc en France au XVIIIe et à l’aune du XIX une vision ouvertement inégalitaire, promue par la Révolution française puis entérinée par l’article 212 du Code civil de Napoléon. Le XIXe siècle européen sera ensuite celui des discours des plus caricaturaux sur la « complémentarité » des sexes insistant notamment sur les spécificités biologiques (grossesse, règles etc.). Le féminisme des années 60 aux années 80 a finalement cherché à faire sauter les verrous de l’inégalité et de la distinction des rôles entre hommes et femmes. L’émancipation féminine du XXe siècle est passée par la volonté de ne plus associer exclusivement la femme à son rôle traditionnel familial de « mère » et lui permettre de penser ses droits et sa vie en dehors de la simple cellule du foyer.