Un constat géopolitique s’impose. Le Maroc est un royaume insulaire. Si proche et si loin de la citadelle Europe, coupé du Maghreb par cette frontière avec l’Algérie fermée depuis 1994, isolé de l’Afrique par le Sahara Occidental et bordé sur son flanc ouest par une façade atlantique de plusieurs milliers de kilomètres.
La définition poétique de Hassan II, qui disait souvent du Maroc qu’il est à l’image d’un arbre dont les racines plongent au cœur de l’Afrique et dont le feuillage bruisse au vent de l’Europe, n’est-elle alors que chimère?
Une société à l’identité troublée
Mais, le Maroc n’est pas seulement une île. C’est un archipel de mondes qui s’ignorent. Car, au-delà de la métaphore géographique, sa société est une mosaïque, une sorte de Brésil nord-africain où la diversité est palpable à tout point de vue. Une diversité qui fait sa richesse culturelle et identitaire. Encore faut-il qu’il la reconnaisse pleinement.
A cela s’ajoutent les disparités sociales énormes qui maintiennent le pays dans une société de castes. Une société où les rapports de force s’exercent souvent dans la violence et la servilité.
La société marocaine est écartelée et cela transpire dans ses valeurs qui s’entrechoquent. Car, si la frontière de l’argent est très nette entre les nantis et les démunis, dans les esprits c’est la schizophrénie qui règne. Traditionalisme dans les mœurs et mode de vie européanisé font mauvais ménage et provoquent bien des convulsions.
Cette «maladie du Maroc» se traduit aussi dans le silence assourdissant de la plupart des intellectuels «modernistes», prompts par leurs appels et pétitions à crier au loup pour dénoncer les conservatismes religieux tout en se gardant d’aborder de front les questions relatives aux valeurs universelles.
Il se bornent à vouloir faire barrage «à la déferlante obscurantiste menaçant les fondements humanistes de la Maison Maroc», évitant soigneusement de faire mention des atermoiements de la société et du pouvoir dans la voie d’une société moderne et ouverte que le texte constitutionnel prend pourtant pour acquise.
La nouvelle Constitution consacre dans son préambule le caractère melting-pot du Maroc:
«Le Royaume du Maroc entend préserver, dans sa plénitude et sa diversité, son identité nationale une et indivisible. Son unité, forgée par la convergence de ses composantes arabo-islamique, amazighe et saharo-hassanie, s’est nourrie et enrichie de ses affluents africain, andalou, hébraïque et méditerranéen.»
Le dogme persistant du panarabisme
Mais est-ce une réalité politique? C’est certainement là où le bât blesse. La légitimité du pouvoir s’est toujours construite autour de la religion et de l’arabité et non autour du caractère ethno-divers de l’identité nationale, reléguée dans son acception folklorique.
Au nom de cette sacralité royale, la philosophie a longtemps été bannie des universités, l’histoire du peuplement du Maroc n’est pas enseignée dans les manuels scolaires, si ce n’est pour inculquer le seul caractère arabe et musulman de la nation.
Son socle amazigh est encore largement renié, malgré quelques timides avancées en la matière. Autant dire que l’identité plurielle du Maroc est politiquement coupée de son essence africaine.
Un travail de sape qui trouve son origine dans la fabrication de l’histoire officielle imposée par les nationalistes de l’Istiqlal (premier parti politique indépendantiste marocain, fondé en 1943). Pour eux et pour la monarchie, le panarabisme est un dogme qui sous-tend l’idée mythologique du «Grand Maroc» historique bâti autour d’une dynastie aux origines prophétiques.
Aussi, en l’absence d’une citoyenneté véritable, les valeurs humanistes et l’universalisme ont du mal à s’ancrer dans les mentalités, donnant libre cours à l’incivisme, à la xénophobie et aux préjugés raciaux et culturels.
L’esclavage des noirs, une histoire escamotée
Bien qu’il n’existe plus, l’esclavage des noirs n’a jamais été officiellement aboli. Le protectorat français, au début du XXe siècle, en a simplement interdit la pratique. Fait notoire, l’initiative n’est jamais venue de la société marocaine elle-même, comme l’a savamment décrit l’historien Mohammed Ennaji dans son ouvrage Soldats, esclaves et concubines.
La garde noire des sultans du Maroc n’a pas non plus été affranchie au sens moral du terme. Mohammed VI maintient d’ailleurs au sein de sa cour l’essentiel de ce protocole servile. Il faut aussi souligner que la loi marocaine ne comdamne pas non plus le racisme.
Reste dans la société une certaine idée de l’Africain noir qui n’est envisagée qu’à travers le «rayonnement historique» du Maroc en Afrique de l’Ouest.
Loin d’affirmer ses fameuses «racines africaines» —pourtant profondes— comme les avaient magnifiées Hassan II, le Maroc cultive des liens empreints de la notion de vassalité avec les pays subsahariens.
Ce n’est d’ailleurs que de cette manière qu’il envisage sa souveraineté sur le Sahara occidental voire son influence politique et religieuse sur la Mauritanie, le Mali, le Sénégal ou plus loin la Guinée, «territoires perdus» de son histoire.
C’est partant de cette logique que le Maroc tournera le dos à l’Afrique après le camouflet de l’OUA (Organisation de l’Unité africaine, devenue depuis Union africaine) sur la question saharienne.
C’est aussi de cette manière qu’il envisage ses liens économiques avec ce qu’il considère sa «sphère naturelle d’influence» . Le schéma, il faut le reconnaître, est dupliqué de celui de la Françafrique, alors que le Maroc lui-même subit encore les affres du néocolonialisme français.
Une anecdote illustre cette condescendence affichée. Dans les années 80, un ambassadeur du Maroc déclarait, alors qu’il remettait ses lettres de créances à un chef d’Etat africain, qu’il était fier «d’apporter avec lui toute la grandeur du royaume chérifien en Afrique».
Le «péril noir», un syndrome sécuritaire
Le fait que le Maroc soit aussi devenu un territoire de transit pour les Subsahariens qui rêvent, eux aussi, de l’eldorado européen et que certains d’entre eux s’y établissent durablement est un phénomène migratoire pour lequel le Maroc n’a pas su répondre que par une politique sécuritaire brutale. Soucieux de ses rapports de voisinage avec l’Union europénne, le royaume n’hésite pas à jouer le gendarme de l’Europe.
Une situation exacerbée par un nationalisme chauvin et un repli identitaire à leur tour alimentés par la propagande d’Etat dont la presse proche du pouvoir est un puissant vecteur.
L’affaire Maroc Hebdo a entraîné de violentes réactions sur les réseaux sociaux. Un obscur journal régional qui n’existe plus et qui titrait en 2005 sur la menace des «sauterelles noires», pour désigner les Subsahariens a, lui aussi, été exhumé pour souligner le racisme rampant anti-noir.
Des journalistes, intellectuels, membres de la société civile s’interrogent, montent enfin au créneau contre «la négrophobie marocaine», dénoncent l’hypocrisie qui voudrait que ce racisme anti-noir soit l’apanage de l’Occident, tout en rappelant la situation des Marocains victimes de semblables discriminations, que ce soit dans leur pays ou hors de ses frontières. Un signe réconfortant d’une société qui sécrète aussi des anti-corps contre ses propres démons.
Article publié précédemment par notre partenaire Slateafrique.com