Tunisie. Bobos contre prolos

Redaction

La société tunisienne qui a renversé Ben Ali semble divisée entre des citadins bourgeois prêts à accepter un gouvernement avec des figures de l’ancien régime et tous ceux qui se sont révoltés à cause de la misère et qui refusent toute concession.

Le peuple a réussi à faire chuter Ben Ali. Mais la révolte gronde encore. Depuis une semaine, les manifestations se poursuivent à travers tout le pays. Les revendications des manifestants ? Le départ de Ghannouchi et de tout le gouvernement de coalition qu’il vient de former en attendant des élections libres, qui devraient se dérouler dans quelques mois.

Alors que certains lui accordent leur confiance et attendent de lui qu’il remette le pays sur pied, d’autres le placent sur le même plan que les caciques du régime qui détiennent les ministères régaliens, restes de la dictature. Si on les laissait faire, ils ne tarderaient pas à s’approprier la révolution, faisant main basse sur tous les rouages de la société tunisienne.

Sur le terrain se joue un face-à-face bobos contre prolos : deux révolutions, deux forces en présence. D’une part, la petite bourgeoisie citadine. Ces jeunes et moins jeunes se sont très vite rangés du côté des insurgés. Excédés par la censure, le manque de liberté et la répression, écœurés par la gloutonnerie matérielle des clans Ben Ali-Trabelsi, ils ont saisi l’occasion d’exprimer leur soif d’indépendance et leur haine du régime.

Ils ne sont pas toujours descendus dans la rue mais, en intervenant sur Internet, particulièrement via les réseaux sociaux, ils ont su jouer le rôle de médias citoyens, relayant l’information, postant des vidéos de la situation sur le terrain. C’est souvent grâce à eux que les grandes chaînes d’information comme Al-Jazira, France 24 ou Al-Arabiya ont parachevé leur couverture des événements de ce début du mois de janvier. En gonflant les rangs de la grande manifestation du 14 janvier, ils ont fourni la contribution nécessaire pour remporter la dernière manche, le coup fatal qu’il restait à porter à la présidence de Ben Ali. Leur mission achevée, ils ont regagné leurs pénates pour essayer de reprendre une vie plus ou moins paisible, laissant à la nouvelle équipe le soin de remettre les choses sur les rails. Même si certains opposants siègent aujourd’hui au gouvernement, on ne leur connaît pas de chef de file mais il est clair que cette tranche de la population sert de base au Premier ministre et à son équipe. Nul ne peut encore donner la mesure de sa solidité.

De l’autre côté, la population de l’intérieur du pays. Laissée pour compte depuis l’ère bourguibienne, c’est elle qui a fait jaillir l’étincelle qui a mis le feu aux poudres. C’est cette population qui, bien que désarmée, est descendue dans la rue. C’est encore elle, acceptant de recevoir des balles réelles en pleine poitrine et dans la tête, qui a fait face à la sanguinaire machine policière. Comme les jeunes citadins, les jeunes et les moins jeunes de l’intérieur étaient excédés et écœurés, mais pour des raisons différentes. Si la démocratie et la liberté figurent sur la liste de leurs plaintes et revendications, on y trouve aussi la précarité et le chômage. Tout aussi instruits que leurs concitoyens citadins, ils sont obligés d’accepter des sous-emplois pour se nourrir.

Ayant connu la répression brutale et souvent meurtrière du gouvernement pour s’être parfois soulevée et avoir crié son désespoir, cette population n’accorde aucun crédit à ceux qui lui rappellent de près ou de loin les sombres années du régime de Ben Ali. Elle veut, exige et ordonne le départ séance tenante de Ghannouchi et de toute son équipe. Elle n’a pas oublié les promesses non tenues du 7 novembre 1987 [date d’arrivée de Ben Ali au pouvoir].

Détachée d’un confort matériel qu’elle ne possède pas, elle est prête à aller jusqu’au bout pour défendre ce qu’elle appelle « [sa] révolution ». Armée de convictions très ancrées, soutenue par un syndicat très fort, elle a installé ses quartiers devant la résidence du Premier ministre en attendant d’en déloger ses locataires. Combien de temps ces derniers tiendront-ils ?

Deux camps, deux points de vue, deux revendications. Pluralité d’idées ou fissures dans la solidarité ? La révolution du 14 janvier n’a pas encore dit son dernier mot. Il est certain que la Tunisie va au-devant d’événements dont l’impact sera plus fort que le départ de Ben Ali. Il semble, comme le disait si bien Winston Churchill, que « this is not the end. It is not even the beginning of the end. But it is, perhaps, the end of the beginning ». (« Ceci n’est pas la fin. Ce n’est même pas le début de la fin. Mais c’est peut-être la fin du début ».)

Fatma Benmosbah
Article paru dans Nawaat
(.courrierinternational.com)

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