L’acharnement du président Zine el-Abidine ben Ali contre les journalistes est un fait sans précédent depuis la parution du premier périodique tunisien, Arra’id Attounissi, en 1860. Aucun bey ou résident général français – et encore moins son prestigieux prédécesseur, Habib Bourguiba, dont la passion pour le journalisme de combat était reconnue – n’avait autant sévi contre la presse. Jamais on n’avait vu autant de journalistes tunisiens harcelés, détenus ou contraints à l’exil.
Le refoulement mesquin à l’aéroport de Tunis de Florence Beaugé – en pleine mascarade électorale qui s’est soldée comme prévu, le 25 octobre, par la réélection de M. Ben Ali à un cinquième mandat de cinq ans avec un score digne des régimes totalitaires -, la condamnation vindicative, le 26 novembre, de Taoufik ben Brik à six mois de prison et celle, non moins vengeresse et politique, de Zouhair Makhlouf, du journal en ligne Assabilonline, à trois mois de prison, surviennent à un moment où l’hostilité du pouvoir à la liberté de la presse est à son paroxysme.
L’une des premières victimes de cette hostilité qui ne connaît guère de répit depuis vingt-deux ans fut le journal indépendant Errai. Créé sous Bourguiba en 1977, tout comme la Ligue de défense des droits de l’homme – la première du genre en Afrique et dans le monde arabe -, ce journal de combat pour la démocratie fut contraint de fermer quelques semaines seulement après le coup d’Etat qui porta au pouvoir M.. Ben Ali en 1987. L’arrêt de mort de ce journal émana du palais de Carthage à cause d’une chronique mettant en garde les Tunisiens contre les risques de donner un chèque en blanc au tombeur de Bourguiba, en raison de son parcours obscur qui ne le prédisposait guère à gouverner un pays longtemps considéré comme le mieux outillé dans le monde arabe pour réussir le passage à la démocratie.
D’autres journaux comme Le Maghreb, Al Fajr et Al Badil connurent ensuite le même sort. Des journalistes, dont Abdallah Zouari, et des dizaines de blogueurs, dont Zouhair Yahyaoui, le premier internaute arabe jeté en prison, subirent les affres des centres de police où une quarantaine de dissidents trouvèrent la mort sous la torture. Une centaine de journalistes prirent le chemin de l’exil pour échapper au «miracle tunisien» tant vanté par le président Chirac et d’autres hommes politiques français qui continuent à s’abriter derrière le label de l’«amitié franco-tunisienne» pour fermer les yeux sur des violations atroces des droits humains.
L’hostilité maladive à la liberté de la presse commença à s’intensifier cette année à mesure que la parodie électorale approchait et que la contestation du pouvoir personnel de Ben Ali et de l’influence grandissante de sa famille – surtout de sa femme, Leila Trabelsi – sur la vie politique et économique gagnait du terrain dans le pays. Elle n’épargna ni les blogueurs, ni les animateurs des radios libres diffusées sur Internet et des stations de télévision satellitaire, notamment Al-Jezira, ni le syndicat des journalistes mis au pas en août. Le pouvoir n’arrêta pas de harceler même la presse d’opposition reconnue qui avait coutume de ne pas franchir certaines lignes rouges. Après de multiples entraves à la distribution des hebdomadaires Al Maoukif, Tariq al-Jedid et Mouatinoun, la police politique empêcha, le 19 novembre, la plupart de leurs journalistes d’accéder à leurs bureaux sans fournir aucune explication.
Cette hostilité continue à susciter l’inquiétude des organisations de défense de la liberté de la presse et d’intriguer les alliés de la Tunisie. Une délégation parlementaire canadienne a fait état, après avoir visité l’Algérie et la Tunisie en février, de son étonnement.. «En Algérie, les médias semblent relativement libres. En revanche, en Tunisie, les médias faisaient l’objet d’une surveillance étroite», conclut un rapport de l’Association parlementaire Canada-Afrique. Les diplomates américains sont paradoxalement presque les seuls à rendre visite à des journalistes et dissidents en grève de la faim, en procès ou en résidence surveillée. George W. Bush n’avait pas hésité à critiquer publiquement, en mars 2004, le musellement de la presse en Tunisie en recevant M. Ben Ali à Washington. Ni le président tunisien ni les médias aux ordres,d’habitude prompts à rejeter toute critique, aussi timide soit-elle, venant d’un responsable français, voire à insulter son auteur, ne lui ont répondu.
L’influence abusive de la famille Ben Ali, parents et alliés, sur les principaux secteurs de l’économie et les médias, et la volonté manifeste de garder le pouvoir dans la famille, à l’instar de ce qui se passe dans la Libye du colonel Kadhafi, dont les relations avec Tunis n’ont jamais été aussi étroites, semblent derrière cette stratégie d’acharnement sans bornes contre les journalistes.
Par Kamel Labidi et Naziha Réjiba Journalistes tunisiens
Libération, Rebonds, mardi 29 décembre 2009