Il y a trois ans jour pour jour, Zine el-Abidine Ben Ali et sa famille quittait le palais présidentiel de Carthage et la Tunisie, chassé par un soulèvement populaire, né après l’immolation par le feu d’un jeune commerçant, Mohamed Bouazzizi, le 17 décembre 2010. Ce mardi 14 janvier, la Tunisie commémore le début de sa révolution et rend hommage au quelque 130 martyrs, tombés pour mettre fin à la dictature du clan Ben Ali. Mais dans les rues de la capitale, les Tunisiens cachent leur enthousiasme. Sont-ils pour autant nostalgiques du Benalisme ? Éléments de réponse.
De nos envoyés spéciaux à Tunis
Tunis s’habille de rouge et de blanc ce 14 janvier. Le drapeau national s’affiche partout dans les rues du centre-ville de la capitale et jusque sur la Tour Horloge, appelée par les Tunisois le “Réveil-Matin”. A quelques pas de là, sur l’avenue Bourguiba, épicentre du Printemps arabe en Tunisie, une scène est installée. « Venez nombreux à partir de 20 heures, pour un concert symphonique », rappellent les nombreuses banderoles qui ornent l’avenue Habib Bourguiba depuis la semaine dernière. Ce mardi, de Tunis à Sfax, en passant par Sidi Bouzid, le berceau de la révolution tunisienne, les Tunisiens fêtent le troisième anniversaire d’une Tunisie nouvelle, un pays sans Ben Ali. Dans la capitale, des festivités sont organisées toute la journée, telles que des récitations de poèmes, des expositions photos. Les partis politiques et associations ont prévu des discours et des animations pour commémorer les sacrifiés de la Révolution et les événements qui ont mené à la chute du président tunisien Ben Ali. Il s’agit également de fêter une liberté recouvrée et la construction d’un Etat démocratique.
Si les autorités locales ont sorti le grand jeu à Tunis, les Tunisiens, eux, n’ont pas le cœur à la fête. « Quel anniversaire ? Quelle fête ? Tunis est étouffée, quant à la révolution ils l’ont piétinée ! Il n’en reste rien, dans les autres régions il n’ont gagné que la casse et les affrontements », déplore Mehdi, un vendeur tunisois de 28 ans.
A la veille de l’anniversaire de la révolution qui était censée les libérer du joug de Ben Ali, les Tunisois sont amers. Certes, la Tunisie a changé mais comme les indignés tunisiens l’espéraient. Certains en viennent même à être nostalgique de l’époque de Ben Ali. « Je suis contre la révolution, je vous le dis clairement. Seuls les membres du gouvernement sont les gagnants de cette révolution. Nous sommes les perdants », estime Zohra. Cette tunisoise est très pessimiste quant à l’avenir de la Tunisie. « Qu’a changé la révolution ? La vie est plus chère, les salaires ont augmenté, il y a plus d’insécurité, les femmes et même les hommes se font agresser. Pour ma part je ne sors plus à partir de 18 h », raconte-t-elle. Ce n’est pas seulement la peur de l’insécurité qui retient Zohra chez elle. Divorcée mère d’un enfant, cette employée d’hôtel a le sentiment d’être davantage discriminée à cause de son statut matrimonial depuis l’arrivée des islamistes de Ennhada au gouvernement, après avoir remporté les premières élections législatives libres. « Même les femmes ne veulent pas être mes amies. Comme je ne porte pas le voile, les gens dans la rue m’apostrophent pour me dire : « Tu vas aller en enfer ». La dernière fois, dans un magasin, un homme m’a dit : « Ha Leila (ndlr Leïla Ben Ali, l’épouse du Président déchu) est partie, tu n’as plus personne pour te protéger », raconte-t-elle, l’air dépité.
« On me parle de liberté d’expression pour tout justifier, mais moi je m’en fous ! »
Le mécontentement est toujours présent trois ans après le départ de la famille Ben Ali du pouvoir. Les Tunisiens continuent de manifester. Et même si le pays est calme en apparence, lorsque l’on interroge les Tunisiens, ils reconnaissent que l’ambiance est tendue sur tout le territoire, et que la moindre décision politique peut déclencher une nouvelle vague de manifestations. A l’image du mouvement de protestation des automobilistes à Sfax. Dans cette ville, située à 270 km à l’est de Tunis, poumon économique de la Tunisie, les conducteurs de véhicules ont paralysé la circulation de la route, le 13 janvier dernier, nous a appris une source locale. En cause : l’augmentation de la taxe sur les véhicules, selon les dispositions de la loi de finances de 2014.
Si la majorités des Tunisiens interrogés ont l’impression que la situation stagne, voire régresse, il faut toutefois reconnaître que cet anniversaire s’inscrit dans un contexte particulier. Après trois de débats et de tergiversation, l’Assemblée nationale constituante (ANC) a voté les premiers articles de la nouvelle Constitution de la Tunisie et l’esprit de la révolution est, dans les grandes lignes, respecté. La Tunisie devient ainsi le premier musulman à officiellement renoncer à la charia en reconnaissant la liberté de conscience de chacun de ses citoyens. Une liberté de conscience et d’expression qui s’était instauré de fait après la révolution. C’est sans doute le seul point positif que reconnaissent la majorité des Tunisiens. « C’est évidemment une chance désormais de l’avoir. On peut s’exprimer comme on veut sans risquer quoique ce soit. C’est vrai que l’on a plus de liberté d’expression, également plus de liberté pour vivre son culte, par exemple avant on ne voyait pas de barbus. Si votre barbe était trop longue c’était mal vu, voire on vous embarquait », raconte Mehdi. D’autres sont plus mitigés sur cet acquis. « On me parle la liberté d’expression pour tout justifier, mais moi je m’en fous ! Le soir quand je mange, vous allez me servir une assiette de liberté d’expression ? », s’indigne Zohra.
Et ces acquis restent encore fragiles. La Constitution, fruit d’un compromis politique, est certes progressiste par rapport aux pays voisins, dont l’Algérie, mais contient encore plusieurs ambiguïtés. « L’article 2 qui dispose que « la Tunisie est un Etat à caractère civil basé sur la citoyenneté, la volonté du peuple et la primauté du droit »? Le préambule parle d’un « régime républicain démocratique et participatif dans le cadre d’un Etat civil… ». Cette formulation n’implique-t-elle pas la séparation entre l’Etat et la religion? Or, aucune disposition constitutionnelle ne vient éclairer ou conforter cette définition d' »Etat civil »? », relève ainsi Mustapha Sehimi, professeur de droit et avocat au bureau de Casablanca, dans une tribune publiée sur LÉconomiste.
« Laisser le temps à la révolution de porter ses fruits »
Pragmatique, Hamadi, un retraité du commerce maritime, sait que le passage à la démocratie est un processus lent. « Ce n’est pas en trois ans que l’on va apprendre ce qu’est la démocratie et que la démocratie va en devenir. L’Europe ne s’est pas remise de l’occupation allemande en quelques mois. Il nous faut aussi du temps », compare-t-il. Même constat pour Yasmine, la Tunisie doit prendre son temps pour ce nouveau départ : « La révolution ne fait pas tout, nous n’allons pas obtenir un pays parfait en si peu de temps. Il faut laisser le temps à la révolution de porter ses fruits. Il est vrai que les débats et le vote de la constitution tardent à arriver mais cela est nécessaire. »
Avec l’approbation imminente de sa nouvelle Constitution par les députés de l’ANC, les contours de la Tunisie post-Ben Ali apparaissent plus distinctement. Malgré ce pas décisif, la Tunisie n’est pas encore sortie d’affaires. Sur le plan politique, elle doit régler une crise ministérielle qui affecte le pays depuis le départ de l’ex-raïs. « On a compté jusqu’à 43 ministres ! Aujourd’hui, il y en a 18. C’est encore beaucoup trop! », estime Hamadi. Un remaniement ministériel est ainsi attendu. Le Premier ministre Mehdi Jomaâ a jusqu’au 25 janvier pour former un gouvernement de transition, « indépendant et neutre », selon le mandat que lui a confié vendredi le Président Moncef Marzouki. S’en suivront des élections législatives et présidentielles. L’instance supérieure indépendante pour les élections est chargée de fixer le calendrier.
Sur le plan économique, l’avenir fait peur aux Tunisiens. Malgré une légère baisse au cours des trois dernières années, le taux de chômage reste élevé, passant de 19% en 2011 à 16% au troisième trimestre de 2013. Chez les jeunes diplômés, ce taux grimpe jusqu’à 30% ! « Il n’y a plus rien à espérer de la Tunisie. Personne ne veut investir dans ce pays, les entreprises n’ont plus confiance. L’économie n’est pas prête de se relever. Les touristes sont de moins en moins nombreux, nous-mêmes avons du mal à travailler, la marchandise est devenue inaccessible, les prix sont excessifs. La seule solution aujourd’hui est de partir. Ils sont nombreux à fuir, il suffit de voir les tunisiens retrouvés à Lampedusa ! », lâche Mehdi, vendeur de fripes à Tunis. Mais d’autres indicateurs économiques laissent espérer une relève économique. Les dernières statistiques publiées par l’Agence de promotion de l’investissement extérieur (FIPA) on observe certes une baisse de 20,2% des investissements étrangers en 2013 par rapport à 2010, mais une hausse de 14,8% par rapport à la même période en 2012 et de 22,5% par rapport à la même période en 2011. La stabilisation politique avec un gouvernement et la mise en place d’une législation solide devraient être des arguments solides pour attirer de futurs investisseurs et aider à la relance d’une économie nationale qui se cherche. La Tunisie a besoin, mis à part d’indicateurs économiques positifs, d’indicateurs de confiance, de voir que le pays n’a rien perdu en s’opposant à une régime clientéliste mais a arraché la chance de créer un nouveau modèle. La rédaction et le vote de la Constitution, la composition d’un gouvernement, des élections, seront des premiers pas, s’ils sont réussis, qui permettront de convaincre les Tunisiens qu’ils n’ont pas fait le sacrifice de vies pour rien.
Amina Boumazza et Djamila Ould Khettab