En 1994, les familles dispatchées de part et d’autre de la frontière algéro-marocaine ont cessé de vivre en voisin. La fermeture de la ligne, décrétée par les autorités algériennes, il y a tout juste 20 ans, les a condamnées à l’éloignement, voire à l’oubli. Algérie-Focus est parti à leur rencontre.
De notre envoyée spéciale à Marsa Ben M’hdi (dit Port-Say)
« Vous voulez traverser ? », propose un gendarme algérien, debout sur l’autre côté du fossé, avant qu’une seconde silhouette fluette, habillée de vert, ne surgisse. On leur demande où s’arrête l’Algérie, ils désignent nonchalamment les buissons derrière eux. « Et là, c’est le Maroc », disent-ils, la main tendue vers les bâtisses, qui se dressent à seulement une poignée de mètres de nous. A regarder ces villas surplombées par un nuage chargé de pluie, rien n’indique que Bni Drar est l’une des plates-formes marocaines du « trabendo ». Et pourtant la nuit, des dizaines d’ânes, transportant des bidons d’essence remplis à ras bord, se frayent un chemin à travers les tranchées, creusées par les autorités algériennes pour ralentir le flux des contrebandiers, et reviennent du Maroc délestés de leur marchandise. « Vous pouvez traverser mais vous ne pouvez pas revenir », mettent en garde les gendarmes.
La frontière fermée la plus longue au monde
Un aller sans retour, c’est tout ce que propose l’Algérie aux passants qui souhaitent se rendre de l’autre côté. En 1994, suite à l’attentat terroriste commis à Marrakech, impliquant trois jeunes Algériens, Rabat impose un visa aux voyageurs algériens. Vexé, Alger répond en fermant sa frontière terrestre. Bien que le pouvoir marocain soit revenu sur sa décision, supprimant le visa pour les ressortissants algériens en 2004, la frontière terrestre est restée close. L’Oriental, comme les riverains marocains la surnomment, reste ainsi, avec ses quelques 1 600 kilomètres, la frontière fermée la plus longue au monde.
Et un terrain propice au trafic en tous genres. A l’ombre des arbustes courant le long de l’oued Kiss, qui sépare naturellement les deux pays sur la partie septentrionale de la frontière, les échanges informels ont bourgeonné. Des millions de litres de carburant algérien coulent dans les voitures marocaines, sur les rayons des supermarchés à Oujda et Saïda, le Selecto et d’autres produits alimentaires algériens se vendent pour une bouchée de pain, tandis que le kif marocain trompe la vigilance des douaniers et se déverse par centaines de tonnes en Algérie.
Un commerce clandestin fructueux, géré, du côté algérien, depuis les terrasses de cafés de Maghnia. Ville anarchique, aux routes défoncées et aux trottoirs déglingués, Maghnia ne paye pas de mine à première vue. Situé à seulement une vingtaine de kilomètres de sa sœur marocaine, Bni Drar, il s’agit pourtant du fief des trafiquants de carburant algériens, qui, pendus toute la journée au téléphone, ont amassé des fortunes colossales ces vingt dernières années. Selon des estimations, 50 000 familles vivraient de ces échanges interdits de part et d’autre de la frontière et n’ont donc aucun intérêt à voir les postes frontaliers rouverts aux voyageurs.
Familles déchirées
Mais dans cette guerre fratricide entre l’Algérie et le Maroc, certains se retrouvent piégés dans ce no man’s land, où les influences des deux pays se marient harmonieusement. En verrouillant l’accès par voie terrestre au royaume chérifien, les autorités algériennes ont brisé des milliers de familles algéro-marocaines, vivant sur son sol. Sur la plage de Moscara, sable ocre et rochers massifs, située dans la station balnéaire de Marsa Ben Mhdi (dit « Port-Say »), la blessure est particulièrement douloureuse pour ceux qui ont cessé de voir un oncle, un cousin, des grands-parents, quasiment du jour au lendemain, suite à la fermeture de la frontière terrestre. Hamouda, 45 ans, les lèvres couvertes par une moustache épaisse et la poigne ferme d’un ex-gendarme, ne compte pas le nombre de fois qu’il a franchi la frontière jusqu’en 1994 pour rendre visite à sa tante et ses cousins. « On allait tout le temps à Saïda. Le week-end, en semaine… Attention, là-bas c’est la grande classe, c’est propre », dit-il en ramassant un mégot de cigarette sur le sable de Moscara. Avant cette date, il lui suffisait de quelques brassées ou de trottiner quelques pas pour rejoindre la plage de Saïda la Marocaine.
Depuis le 27 août 1994, les habitants de Port-Say, dans la situation de Hamouda, doivent rouler jusqu’à Tlemcen ou Oran (les aéroports les plus proches), embarquer à bord d’un avion, atterrir à Casablanca ou Rabat et reprendre la route jusqu’à l’Oriental. Un voyage long, épuisant et onéreux. Ce n’est donc plus que pour de rares occasions que les Algériens envisagent de franchir la frontière. Sur le front de mer, où les glaciers se disputent les faveurs des derniers vacanciers, les habitants de Marsa Ben Mhdi racontent qu’aujourd’hui seul un drame familial les incite à voir leurs proches au Maroc. « J’ai deux oncles et une tante de l’autre côté. La dernière fois que je les ai vus c’était en 1990. Ma mère s’apprête à aller voir sa sœur à Agadir pour la première fois depuis 24 ans en octobre inchallah parce qu’elle est très malade. Elle a payé 25 000 Da son billet d’avion, c’est trop cher », confie Hamid, 35 ans, derrière la caisse d’une alimentation générale.
Reste la traversée clandestine. Des réseaux de passeurs algériens et marocains proposent leur service pour 2.000 Da. Une somme dérisoire, alléchante mais la peur du risque encouru finit par l’emporter. « Je ne veux pas terminer en prison », lance Mohamed, le visage mangé par une barbe et un maillot de bain dissimulé sous un qamis, qui confie avoir renoncé à rendre visite à sa grand-mère marocaine. A Marsa Ben Mhdi, ce sont surtout les autorités marocaines que l’on craint. « Si le Makhzen t’attrape, tu es foutu », se soucie Hamid. Sur place, personne ne sait vraiment ce que risque un fraudeur, pris en flagrant délit. Les habitants parlent d’une peine sévère de plusieurs mois d’emprisonnement. Posté sur la digue qui fait office de frontière, un gendarme, à l’allure d’un adolescent armé, nuance : « C’est du cas par cas ». La sanction dépend surtout des motivations de la personne arrêtée à cheval entre les deux territoires et de ses liens avec les trabendistes, explique sommairement le jeune officier, d’un filet de voix.
A défaut de la traverser, de rares familles mixtes, qui vivaient autrefois comme des voisins, et dont les liens ne se sont pas distendus malgré l’éloignement géographique, se donnent rendez-vous sur la frontière. Sur les routes nationales parallèles, à l’ouest la marocaine, à l’est l’algérienne, qui longent la ligne de démarcation, un virage serré est le point de rencontre privilégié. Des belvédères ont d’ailleurs été aménagés de part et d’autre de la séparation pour accueillir ces retrouvailles familiales. Si ce n’est les rangées de drapeaux, rouge d’un côté, blanc et vert de l’autre, et la patrouille de gendarmes algériens au regard faussement méchant, rien ne rappelle que sous l’oued coule la frontière fermée entre le Maroc et l’Algérie. Ici, les familles déchirées secouent leurs bras, comme des naufragés, pour se saluer, tandis que les touristes curieux, venus parfois de loin, reluquent leurs voisins maghrébins ou prennent la pose.
En réalité, la plupart des riverains ont tourné le dos à la frontière bien avant sa fermeture prolongée à partir de 1994. Dans la station balnéaire de Port-Say, les habitants n’ont que vaguement entendu parler des membres de leur famille restés de l’autre côté après l’Indépendance ou chassés par les autorités algériennes au milieu des années 1970. A cette époque-là, plus de 35 000 Marocains ont été sommés de plier bagages, punis par le pouvoir algérien suite à la nationalisation ou « marocanisation » par leur royaume en 1973 des terres agricoles appartenant à des milliers d’agriculteurs algériens. Ces derniers possédaient un immense patrimoine foncier agricole au Maroc. « Je dois avoir de la famille là-bas… Peut-être… En tout je n’ai jamais eu de contact avec eux », réfléchit Mohamed, maître nageur sur la plage de Moscara, la peau dorée par le soleil. Assis à ses côté, Abderrahmane, vendeur de thé à la sauvette, raconte avoir complètement perdu de vue sa famille marocaine en rentrant au bled en 1962.
Pour eux, la fermeture de la frontière terrestre n’a donc qu’entériné un éloignement familial déjà ancien.
Et Mohamed n’est pas prêt de faire la connaissance de ses cousins marocains. Pour célébrer les 20 ans du verrouillage de la frontière terrestre, les Etats algérien et marocain ont décidé d’ériger un mur. Motifs invoqués à Rabat et Alger : la lutte contre les réseaux de contrebande et le terrorisme dans le Sahel. Le premiers cirons et barbelés ont été posés il y a près de deux mois, le mur s’étendra jusqu’au sud de la frontière, indique le jeune gendarme posté sur la digue. Sur la jetée de Port-Say, qui offre une vue imprenable sur la plage de Saïda, ont est guère étonné que la situation politique ait empiré au fil des années mais on espère secrètement un sursaut de fraternité. « C’est la colonisation qui a créé les frontières mais en fait nous sommes tous frères », répète-t-on à Marsa Ben Mhdi.