Manque de véhicules, prix indécent, refus d’effectuer certains trajets : les plaintes des Algériens sont nombreuses à l’encontre des chauffeurs de taxi. On les accuse de faire leur loi sans penser au client. Mais s’est-on jamais interrogé sur leurs conditions de travail ? Rencontre avec des taxieurs de la capitale.
Place du 1er mai à Alger, il est 16 H passé. Adossés à leurs portières, les chauffeurs de taxi font passer le temps, clope au bec et regard dans le vide, quant ils ne débattent pas de façon virulente avec un de leurs collègues. Les clients passent de taxi en taxi, essuyant des refus. « Bab-el-Oued ? », demande une femme accompagnée de son mari. « Non, non », répond un chauffeur qui n’a pourtant pas l’air très occupé. Des clients qui cherchent, des chauffeurs qui attendent : une scène quotidienne, presque comique, qui cache pourtant une réalité complexe.
« C’est l’arnaque de prendre un taxi à Alger. On ne sait jamais combien on va payer au final. Les taxieurs fixent les prix à la tête du client » se plaint Mohamed, usager régulier des taxis algérois. « Et encore, quand ils acceptent de nous prendre! » ajoute-t-il, grinçant.
Pour arrondir ses fins de mois, faire payer à la course
Ces remarques, Ali, 62 ans, a l’habitude de les entendre. Mais tient à les réfuter. Voûté, édenté, il a le visage et la posture des hommes épuisés par le travail de toute une vie. Il sort ses factures : 50 000 DA d’assurance annuelle pour son véhicule, plus 5 000 DA pour diverses réparations ce mois-ci, sans compter le contrôle technique qu’il doit faire régulièrement, plus les charges, l’essence, etc. Il ouvre la porte de sa voiture.« Regardez vous-même ! Je nettoie mon véhicule tous les jours, je veille à ce que les sièges restent en parfait état, j’ai même installé la clim… tout ça pour que le client voyage dans les meilleurs conditions possibles », explique-t-il. Pourtant, en débutant à 20 DA le trajet, le prix au compteur ne répercute pas tous ses efforts. Au point qu’il revient moins cher pour une famille de prendre le taxi que le bus. » Vous trouvez ça normal, vous, de voyagez dans de meilleures conditions et de payer moins cher? » interroge-t-il, indigné. Une réalité qui oblige de nombreux taxieurs à outrepasser la loi et faire payer les clients à la course. « Moi maintenant, je ne prends plus les clients qui paient au compteur, sinon c’est pas rentable » dit-il.
Le cas d’Ali n’est pas isolé. Le paiement à la course est devenu une pratique commune en Algérie, ce qui a d’ailleurs valu une sanction à près de 14 000 chauffeurs de taxi en 2012, suite à des plaintes déposées pas des clients, rapporte le journal Echorouk.
Slimane est lui aussi chauffeur de taxi. S’il fait payer le client au compteur, il refuse par contre certains trajets, lorsqu’ils sont trop éloignés. « Vous imaginez, pour le prix que l’on reçoit, faire un aller-retour à Bab-El-Oued avec les embouteillages qu’il y a à Alger ! C’est de la folie ! Les clients se plaignent, mais ils ne se rendent pas compte des contraintes avec lesquelles on travaille », se défend-il.
La concurrence des taxis clandestins
Midi le lendemain, c’est un autre son de cloche à la gare ferroviaire d’Alger. Saïd, Kamel et Azzedine sont adossés à leur portière, attendant leur tour pour prendre des clients. « Ici, le client est roi, on ne refuse jamais un trajet » expliquent-ils. « Nous on circule partout, pas comme les taxis du centre! » Pour ces trois taxieurs de longue date, le problème n’est pas le prix au compteur, mais bien plus les clandestins qui leur font de la concurrence. « Vous voyez le trottoir d’en face? », dit Said en tendant le doigt, « ce ne sont que des clandestins. Et ils sont garés juste en face de nous, aux yeux de tous ! » Les trois hommes pestent contre le Ministère des Transports, qui ne fait rien pour endiguer le problème.
Une cliente arrive, elle souhaite se rendre à l’aéroport. « On m’a proposé le trajet pour 2000 dinars en face, c’est très cher! » se plaint-elle. « A combien est-il ici ? » demande-t-elle. Une preuve de plus pour Saïd, Kamel et Azzedine que les clandestins sont de vrais « voleurs ». « Et en plus ils donnent une mauvais image des taxieurs aux clients! », regrette Azzedine.
Les licences des moudjahidines, une « agression »
La trentaine, lunettes rectangulaires et polo blanc, Omar est lui aussi chauffeur de taxi. Ce n’est ni le prix de la course ni les clandestins qui le révoltent, mais bien plus le principe de la licence permettant aux taxieurs d’exercer légalement. « La licence, c’est une agression ! », martèle-t-il. « Ce n’est pas normal de devoir louer une licence aux moudjahidines. C’est comme si on travaillait pour eux, alors qu’ils se la coulent douce », assène-t-il en tapant du point sur son capot.
« La licence fait l’objet d’un contrat entre le moudjahidine, qui est le propriétaire, et celui à qui il la loue. Ce contrat doit être renouvelé tous les ans, pour bien vérifier que le moudjahidine est toujours en vie », explique Omar. « Imaginez : s’il meurt, je perds mon travail, il n’y a pas de logique ! », s’indigne-t-il. « C’est arrivé à beaucoup de mes collègues ».
Said, Kamel et Azzedine évoque eux la spéculation autour de l’obtention des licences. « Depuis que l’on a commencé à travailler, le prix des licences a énormément augmenté » témoigne Azzedine, chauffeur depuis plus de 30 ans. « Il y a trop de personnes qui veulent devenir taxieurs, alors les moudjahidines les louent aux plus offrant » regrette-t-il.
Ali, Omar, Said, Kamel… Ils ont tous un jour rêvé de changer de métier, avouent-ils. Aléas de la vie obligent, ils sont restés taxieurs. « Mais ce qu’on ne m’enlèvera pas au moins, c’est ma liberté et mon indépendance », termine Ali.
Agnès NABAT