Connus pour leurs révoltes populaires, les habitants de la Kabylie sont aujourd’hui à bout de souffle. Dans les wilayas kabyles de Tizi Ouzou et de Bouira, l’élection présidentielle fédère peu et aucun des six candidats en course ne parvient à susciter un véritable élan d’enthousiasme, a-t-on constaté sur place. Reportage.
« J’ai passé ma jeunesse à militer, à descendre dans la rue. Les plus belles années de ma vie gâchées ». Aziz, une vingtaine d’années de syndicalisme au compteur, est amer. La ville, dont il est originaire, Bouira, n’a pas goûté à l’argent du pétrole. Pendant que la région voisine, Sétif, renaît de la tragédie nationale, peu d’investissements ont été injectés par les pouvoirs publics en Kabylie, au cours des quinze dernières années. « La Corée et l’Algérie ont gagné leur indépendance la même année, en 1962. Regardez où ils en sont, regardez ce que nous sommes devenus », il marque une pause, le regard affligé, puis reprend : « Et pourtant, ce ne sont pas les moyens qui nous manque ».
La mal-aimée
Au sein de la communauté kabyle, pas de doute, la région montagneuse fait les frais de son désamour pour le Président Abdelaziz Bouteflika. « On paye la rancune d’Abdelaziz Bouteflika contre la Kabyle parce qu’on l’a mal reçu en 1999. Depuis, il se venge de nous », accuse Djamel, un habitant de Tizi Ouzou d’une cinquantaine d’années.
Journaliste dans la presse locale, Rachid Yahou va plus loin. « Comment se fait-il que le terrorisme a été éradiqué ailleurs en Algérie alors que l’insécurité et les menaces de kidnappings restent le lot quotidien des habitants de Tizi Ouzou et de toute la Kabyle », s’insurge-t-il. Le mois dernier, la wilaya de Tizi Ouzou enregistrait son 80è enlèvement depuis 2005. Les ravisseurs exigent des sommes toujours plus faramineuses, de l’ordre de plusieurs millions de dinars. Pire, ils ne se contentent plus de retenir en otage leurs victimes, ils les assassinent parfois. Et ces enlèvements ne visent plus seulement les hommes d’affaires de la wilaya. Plus personne n’est à l’abri de ce banditisme lucratif, déplore le journaliste Tizi-Ouzien.
A côté de l’insécurité galopante, l’explosion du chômage désespère tout au tant les jeunes de la région. « L’emploi en Kabylie, c’est un sujet cauchemar », lance Mohamed, 20 ans. Sans diplôme, ce jeune Tizi-Ouzien n’a pas trouvé d’autres recours qu’un « contrat premier emploi-jeune ». « C’est de l’esclavage moderne, de l’exploitation ! », assène-t-il. A ses côtés, son ami, Juba, 27 ans, également en « contrat premier emploi jeune » s’indigne du faible revenu, qu’il perçoit chaque fin de mois. « J’ai un diplôme d’informaticien et je n’ai trouvé que ça comme contrat. On est sous-payé pour le travail que nous effectuons. Ce qu’on nous donne c’est même pas un salaire », se lamente-t-il. Avec 35.000 dinars par mois, les deux jeunes hommes n’envisagent ni de louer un appartement, ni de fonder une famille dans un proche avenir. « En Algérie, l’âge de la majorité est repoussé à 35 ans dans la réalité », ironise Juba.
Boycott …
Dans ce contexte social électrique, l’élection présidentielle ne suscite aucun enthousiasme. En flânant dans les rues de Bouira et Tizi ouzou, on oublierait presqu’une échéance électorale primordiale pour le pays se tiendra le 17 avril prochain, soit dans deux semaines. « On préfère oublier ceux qui nous ont oubliés », explique Karim, un jeune entrepreneur encore étudiant. Connue pour être une circonscription avec un taux d’abstention parmi les plus élevés du pays, la Kabylie devrait logiquement voir ses habitants déserter une nouvelle fois en masse les urnes, le 17 avril.
Il faut reconnaître que les candidats ne se bousculent pas pour aller à la rencontre des habitants de la Kabylie. Samedi, Ali Benflis a été le premier a animé un double meeting en région, suivi ce dimanche par le benjamin des candidats, Abdelaziz Belaïd. La Kabylie fait-elle peur aux candidats ?
Une chose est sûre, le clan présidentiel n’est pas le bienvenu ici. Les Kabyles voient d’ailleurs d’un mauvais œil les séjours du frère du Président en Kabylie ces derniers jours. « Depuis le début de la campagne, on a vu deux trois fois Saïd Bouteflika à Zazga et à Tizi Ouzou. Il vient ici faire campagne pour son frère, qui est incapable de la mener lui-même », raconte Rachid Yahou, le regard noir de colère.
… Ou « vote utile »
Alors, sur les lèvres de tous un seul mot d’ordre : faire barrage à Bouteflika et au clan d’Oudja. Si la majorité des Kabyles vont suivre la consigne de vote du Rassemblement pour la Culture et la Démocratique (RCD) et le Front des Forces Socialistes (FFS) et boycotter le scrutin, une partie de la population accomplira son devoir civique « pour ne pas laisser le champ libre à Bouteflika ».
Et Ali Benflis devrait être le principal bénéficiaire du « vote utile » des Kabyles. De l’entrée de la ville à l’avenue Ramdane Abane, l’artère principale de Tizi Ouzou, aucun passant ne peut échapper au visage de l’ancien Premier ministre. Son portrait est aussi affiché en taille XXL sur toute la hauteur de la maison de la culture Mouloud Mammeri. L’ex-chef du gouvernement a réussi le tour de force d’attirer une foule impressionnante à son meeting samedi. La salle, d’une capacité de 2.000 sièges, était noire de monde. Faute de place, les derniers arrivés se sont assis sur les escaliers des allées centrales et sur les côtés. D’autres sont restés debout au pied de la scène.
Installé au milieu de la salle de meeting, Saïd, qui n’a pas voté pour Ali Benflis en 2004, dit qui lui donnera sa voix cette fois-ci. « Le changement ne peut intervenir que de l’intérieur du système, en jouant le jeu électoral, et sûrement pas de l’intérieur. Boycotter ne sert à rien », considère cet habitant de Tizi Ouzou d’une quarantaine d’années, persuadé que « si Benflis se présente et poursuit sa campagne c’est qu’on lui a donné des garanties ». Il précise : « Il a dû s’assurer du soutien des généraux contre la fraude, notamment dans l’extrême Sud et les hauts plateaux ».
A Tizi Ouzou comme à Bouira, on ne tient pas rigueur à Ali Benflis pour la répression du soulèvement de 2001, ni la mort de quelques 130 manifestants kabyles cette année-là, ni encore d’avoir fait appliquer un décret interdisant les rassemblements populaires sur la voie publique. « C’était une mesure conjoncturelle. Ceux qui ont pris la relève après sa démission aurait dû la lever », défend Djamel, un Tizi Ouzien d’une quarantaine d’années venue en famille. Malek approuve : « Il n’a fait qu’exécuter les ordres de la présidence ». Car, dans le public présent en nombre ce dimanche à la maison, on est persuadé que l’ancien Premier ministre n’était qu’un pantin à la merci de Bouteflika . « Il y a un cabinet de conseillers à la présidence, des sortes de « supers ministres », qui décident de tout », croit savoir Meziane, un fervent partisan de Benflis, assis dans les premiers rangs.
Si le principal challenger du Président-candidat incarne une option utile pour les Kabyles, il n’a pas encore gagné les cœurs de ces électeurs chevronnés. « Disons que c’est le moins détestable des six », tranche Malek, la soixantaine pimpante.
VIDEO. Ambiance de fête à la sortie du meeting d’Ali Benflis à Bouira :