Le corps chétif, la peau asséchée et embrunie par le soleil de plomb des étés torrides, le regard perçant et la voix tendre qui laisse transparaître une gentillesse enracinée dans les recoins d’une âme enfantine touchante, Mohamed, 13 ans, accroche un léger sourire à son visage lorsqu’il aperçoit un convoi officiel à l’entrée de sa ville Bitam, une localité de 13 mille habitants, située à une dizaine de kilomètres de Barika, dans la wilaya de Batna.
Une fois n’est pas coutume, sa ville reçoit une visite d’une délégation de politiciens et de journalistes venus de la capitale, Alger, cette ville si lointaine dont il entend parler mais sans jamais la saisir. Oui, ici Alger, loin de plus de 400 Km de Bitam, est un fantasme, une rêverie ou une chimère. Pas plus. La terre, la vraie, est celle qui enveloppe les pieds de Mohamed. Pieds-nus, lui et ses amis, des enfants de son âge, parcourent des journées entières les ruelles et quartiers de cette ville où la terre argileuse est omniprésente en l’absence de véritables routes bitumées ou de pistes aménagées selon les normes modernes. Décharnés et ambrés, mêmes les arbres ont une allure tout simplement désolante dans cette ville où l’agriculture est en crise et où aucune activité économique notable n’existe pour fournir de l’emploi et un espoir d’un avenir meilleur à ses habitants.
La politique de l’exclusion
A l’arrivée du convoi du candidat Ali Benflis, Mohamed et ses amis, les va-nu-pieds de Bitam, ne sont pas venus pour écouter un discours, des propositions ou un projet de société. Non, ils sont venus quémander à ces «Algérois» quelques dinars, un sandwich ou un peu de nourriture. Lançant «l’assaut» contre le restaurant où la délégation des «étrangers» a déjeuné, Mohamed et ses camarades ont pu arracher quelques dons de charité. Les pieds-nus toujours, ces enfants se faufilent entre les journalistes et politiciens en apostrophant les uns et les autres. Mohamed observait les visiteurs, détaillant leurs traits, appréciant la jeunesse de certains, s’interrogeant sur l’âge des autres, questionnant l’élégance des officiels et admirant les caméras des journalistes.
Mais ces caméras ne le filment pas lui. Elles ne sont pas venues le voir lui le va-nu-pieds. Non lui, il n’est qu’un élément de décor. Un décor fait de maisons vétustes où seul un vent chaud, sec et poussiéreux tente de les faire revivre. Un décor urbain marqué par la rareté d’infrastructures publiques capables d’offrir un semblant de cadre de vie à des habitants unis depuis longtemps dans l’adversité.
Mais aujourd’hui, oui aujourd’hui, on les invite à tout oublier et à se rendre le 17 avril prochain dans un bureau de vote pour mettre un bulletin dans l’urne. Voter pour changer les choses. Une nouvelle politique qu’ils ne connaissent pas. «Ici la seule politique que nous connaissons est celle de l’exclusion. Aucune autre politique n’a existé chez nous», tonne dans un café un Adel, un jeune habitant de Bitam, qui regarde sans montrer aucune émotion le spectacle de ces enfants va-nu-pieds qui rôdent autour du restaurant de la délégation d’Ali Benflis. S’émouvoir face à la misère est une attitude étrange dans cette région de l’Algérie Profonde. La misère est ici consubstantielle à la vie de chaque jour.
«Nous sommes pauvres depuis des lustres»
«Nous sommes pauvres depuis des lustres et c’est maintenant que les politiciens se rappellent de notre existence. Bitam a été pauvre avant Bouteflika, pendant Bouteflika et même après son départ, nous resterons pauvres car c’est tout l’Etat algérien qui est pourri jusqu’à l’os», explique pour sa part Farid, serveur dans une cafétéria. A Bitam, il n’est pas le seul à noyer son chagrin dans le café noir. Comme Mohamed et ses amis les «va-nu-pieds», il est originaire d’El Melh, la localité des démunies comme on l’appelle dans cette région de Batna. Seules quelques associations caritatives locales viennent dans ces agglomération de malheur pour tenter d’atténuer un tant soit peu la souffrance de certains foyers qui n’intéressent les autorités locales que l’espace d’un instant de campagnes électorales.
Cette même indifférence fait des dégâts à Sidi Okba, une ville qui incarne un autre visage de cette Algérie Profonde. Située à une vingtaine de kilomètres de Biskra, lointaine de plus de 600 Km au sud-est d’Alger, Sidi Okba est pourtant une cité fière de son histoire. Connue mondialement pour ses constructions en terre séchée et sa célèbre mosquée édifiée autour du tombeau du gouverneur arabe d’Ifriqiya Oqba Ibn Nafaa, mort en 567 après J.C. dans une embuscade monté par el-Kahina et son armée, et dont la dépouille est toujours abritée dans un mausolée visité chaque année par de nombreux visiteurs venus des quatre coins du pays, et de l’étranger aussi, Sidi Okba ne profite guère de son histoire et de son patrimoine inestimable.
Ici le tourisme s’est quasiment réduit comme une peau de chagrin. Rien n’est pratiquement fait pour le développer. Même son oasis de 90 000 palmiers est menacée de disparition. La précarité et la dureté des conditions de vie ont poussé les habitants de Sidi Okba à abattre leurs palmiers, les brûler pour récupérer des assiettes foncières et les revendre dans le but de gagner de quoi vivre. La culture et la production des dattes reculent dans ce coin de la région de Biskra. La nouvelle génération assiste donc à ce bouleversement sans trop savoir comment réagir pour sortir la tête de l’eau. Et dans les quartiers les plus pauvres, c’est toujours le même spectacle que nous offrent les enfants abandonnés à leur sort par leurs familles démunies. Courir et marcher pieds-nus, sentir la chaleur de ce sol qui abrite les vestiges d’une histoire ancestrale. Les pieds-nus pour accueillir ses étrangers qui viennent découvrir leur quotidien, leur ville et les atouts de leur région. Les pieds-nus pour courir jusqu’à l’unique salle omnisport et assister à des meetings.
« C’est rare qu’on vient nous donner quelque chose »
«Nous sommes là pour l’ambiance. Il y a de la musique, des visiteurs étrangers et on nous distribue des portraits ou drapeaux. C’est rare qu’on vienne nous donner quelque chose dans notre région», confie dans une déconcertante sincérité Mouloud, un jeune de Sidi Okba accompagné de ses amis qui regardent ébahis le nombre des journalistes en compagnie du candidat Ali Benflis. Ce dernier a observé une halte au niveau de la mosquée de Sidi Okba.
Mouloud et ses amis regardent le va-et-vient. Ils écoutent les discours des uns et des autres qui viennent leur demander leurs voix. Ils réfléchissent beaucoup. Mais ils ne se font aucune illusion. «Nous attendons le changement. Nous allons l’attendre longtemps. Peut-être toute notre vie. Ma voix, je ne la donnerais à personne. Je voterais blanc pour avoir la conscience tranquille. Comme ça, je ne serais pas complice du déclin de mon pays», relate notre interlocuteur en dernier lieu en nous pétrifiant avec son regard qui laisse apparaître une éternelle attente. Une attente qu’on retrouve partout dans cette Algérie Profonde si peu connue de nos élites dirigeantes.