Le saviez-vous ? L’algérien est une langue qui s’enseigne

Redaction

Le centre d’études des Glycines propose, en plus des cours dispensés à l’année, deux sessions intensives d’arabe algérien (en juillet et en septembre) : cinq heures de cours par jour pendant trois semaines, afin de se familiariser avec la langue ou d’en approfondir l’apprentissage. Reportage.

Ils sont une petite dizaine, majoritairement des femmes, assis sur des chaises en plastique noires. La salle de classe est lumineuse, et l’on aperçoit par les fenêtres ouvertes un jardin soigneusement entretenu. Les élèves sont concentrés, ils ont les yeux rivés sur la toile blanche accrochée au mur, à côté d’une immense carte de l’Algérie. Sur l’écran, des personnages dessinés au crayon conversent. Les phrases sont simples, l’intrigue tout autant.

La scène pourrait être banale tant elle ressemble à n’importe cours de langue étrangère. Mais les enjeux sont plus importants qu’il n’y paraît. Les Glycines, centre d’études rattaché au diocèse d’Alger, est aujourd’hui un des rares lieux où il est possible d’apprendre l’arabe algérien.

Le derja souffre en effet d’un cruel manque de reconnaissance. Considéré par l’élite algérienne comme une langue bâtarde et truffée de fautes, le derja n’est pas reconnu comme langue nationale, et plusieurs médias arabophones lui préfèrent l’arabe littéraire. De nombreux auteurs voient en ce désamour le symbole d’une idéologie linguistique qui vise à imposer l’arabe classique aux Algériens. Pourtant, le derja, employé quotidiennement par la population, est aujourd’hui encore la langue majoritaire du pays, aussi bien au marché que dans le monde des affaires.

Introduire le dialecte dans la sphère scientifique

Aux Glycines, on a donc choisi de privilégier le pragmatisme à l’idéologie. Le constat est simple : puisque, pour communiquer, il est nécessaire de maitriser le derja, alors il est tout aussi nécessaire de l’apprendre à ceux dont ce n’est pas la langue maternelle.

Mais la question se pose de savoir comment enseigner cette langue qui n’a presque aucune existence scientifique. « Le plus difficile, c’est de réussir à décortiquer cette langue que je n’ai jamais apprise », confirme Leila*, une des deux professeurs d’arabe algérien des Glycines. « Je parle le derja depuis l’enfance, c’est ma langue maternelle, donc pour moi, c’est intuitif, je n’ai pas à me demander pourquoi un verbe est à tel temps dans telle phrase. Mais si je veux enseigner cette langue à des élèves, il faut que je sois capable de l’analyser », détaille-t-elle.

Ce travail d’analyse, Leila a pu le faire grâce aux manuels conservés par la bibliothèque des Glycines. Entre les années 60 et les années 80, plusieurs pères blancs et sœurs blanches, aidés par des linguistes et des pédagogues, ont réalisé un colossal travail de rationalisation du dialecte algérien : identification de ses structures grammaticales, syntaxiques et verbales, étude étymologique, recensement du vocabulaire, et invention d’une transcription qui mêle caractères phonétiques et graphies inédites, tout cela afin de permettre l’étude de langue.

Leur recherche a donné naissance a des manuels scientifiques sur l’arabe dialectal algérien, ainsi qu’à une méthode d’apprentissage, la méthode Kamal. Cette méthode audiovisuelle est constituée de quarante-cinq dialogues pédagogiques, illustrés par des diapositives joliment réalisées et très intuitives qui facilitent la compréhension. La méthode a ainsi été conçue pour permettre un apprentissage oral de cette langue parlée.

« Inch’Allah, ça rentre »

De fait, les cours d’arabe algérien dispensés aux Glycines font la part belle à l’échange oral. La parole est libre, nul besoin de demander la permission pour répondre aux questions : plus l’on parle, mieux c’est, en tant pis si cela engendre de la cacophonie.

En niveau débutant, Leila insiste beaucoup sur la prononciation. Elle exagère les sons pour permettre aux étudiants d’en saisir les nuances, et met l’accent sur les parties du corps mobilisées pour produire chaque son. Elle n’a pas peur de paraître ridicule, et contribue ainsi à dédramatiser les maladresses des uns et des autres, dont tous rient gentiment.

« Labess ? Ça va ? », demande-t-elle à intervalles réguliers, pour s’assurer qu’aucun étudiant n’est perdu. « Ça va », hésite une élève, qui ajoute, après un court silence : « difficilement ». Leila se tourne vers elle, avec son œil pétillant et son sourire bienveillant, et lui demande de préciser ce qu’elle ne comprend pas. Patiemment, elle réexplique, jusqu’à ce que le visage de l’élève, crispé par la concentration, s’éclaire.

Professeur de sciences en CEM, Leila peut compter sur son expérience pédagogique. « Il faut faire attention à ce que personne ne décroche », explique-t-elle. « Les décrocheurs s’ennuient, et l’ennui, c’est fatal. Donc je veille attentivement à ce que chacun suive, soit impliqué et puisse poser des questions ».

« C’est important que l’apprentissage reste un plaisir », ajoute-t-elle. « Les gens apprennent le derja parce qu’ils en ont envie, ils n’y sont pas forcés. Mais la plupart ont un travail à côté et, souvent, ils arrivent fatigués. C’est aussi notre travail que de les mettre dans de bonnes dispositions pour l’étude ».

En niveau intermédiaire aussi on est frappé par l’ambiance conviviale qui règne dans la salle de classe. « Comme les étudiants, qui ont déjà fait le cours pour débutants ont les structures bien en tête, on peut se permettre d’être moins formel », explique Leila.

Le cours est donc envisagé comme un dialogue entre les trois élèves et leur professeur, qui interrompt de temps en temps la conversation pour corriger les fautes et réexpliquer certains points de structure. Dès qu’une question est posée, les réponses fusent, toutes en même temps. « J’ai entendu n’importe quoi », rigole le professeur avant de redistribuer la parole. « Inch’Allah, ça rentre », s’exclame Pierre*, un des élèves, pendant que le doyen du cours, un Français nommé Didier*, change la cassette de son enregistreur. Le bazar est joyeux, l’envie d’apprendre évidente.

Apprendre le dialecte pour communiquer au quotidien

Il faut dire que le jeu en vaut la chandelle. « Au bout des 45 leçons de la méthode, la plupart de nos élèves sont capables de se débrouiller au quotidien », assure Leila. « Se débrouiller au quotidien », c’est en effet ce que recherchent les élèves inscrits aux sessions intensives des Glycines. Leur motivation reflète, elle aussi, le statut de la langue : on apprend l’arabe algérien essentiellement pour être capable de s’exprimer dans la rue.

Thérèse*, élève débutante, souhaite apprendre le dialectal pour communiquer avec les patients dans la clinique où elle travaille. Élisabeth* et Philippe* partent s’installer pour deux ans à Ghardaïa et ont donc prévu d’apprendre l’algérien en trois semaines intensives. « C’est ambitieux, oui », rigolent-ils, conscients de l’ampleur de leur tâche.

Didier, doyen du niveau intermédiaire, veut se former à l’algérien pour pouvoir converser avec les Algériens qu’il rencontre à Lyon, en France. « Ma passion pour l’Algérie n’est pas toute récente », confie le vieil homme. « J’ai découvert le pays pendant la guerre, en tant qu’appelé. Ensuite, j’ai travaillé dans le BTP, où j’ai côtoyé de nombreux Algériens. Et depuis que je suis à la retraite, je suis bénévole à la CIMADE, qui vient en aide aux immigrés maghrébins, notamment algériens. » Didier regrette d’avoir connu Les Glycines si tard. « C’est dur, je n’ai plus la même vivacité intellectuelle qu’avant », reconnaît-il. « Mais je m’accroche, parce que je pense que c’est important de parler la langue des gens que je prétends aider », ajoute-t-il, déterminé.

Seule exception à la règle, Marie n’a pas besoin du derja pour la vie quotidienne. Historienne du 18e siècle algérien, elle trouve souvent de l’arabe médian – proche du dialecte – dans les archives qu’elle utilise. « J’utilise un très bon dictionnaire, mais quand on ne connaît pas les structures, la compréhension est compliquée », explique-t-elle. Pour elle, l’apprentissage du derja est aussi l’occasion de s’interroger sur le statut de la langue. À la pause, elle lance le débat : « pourquoi est-ce qu’on n’écrit pas le dialecte avec l’alphabet arabe ? C’est ce qu’il y aurait de plus simple pour les sons, mais je pense qu’il y a quelque chose de l’ordre de l’interdit. Une langue et une écriture sacrées, auxquelles on ne doit pas toucher », note-t-elle.

Si les cours de dialecte algérien organisés par les Glycines ne sont pas présentés comme des gestes militants, l’idée de rationnaliser et d’enseigner l’arabe algérien est en soi un acte fort, qui questionne les tabous et brise les idéologies. Pour un peu, on pourrait presque y voir un manifeste pour la reconnaissance d’une langue opprimée – d’une culture opprimée ?

*Les prénoms ont été modifiés