À l’occasion du mois sacré de Ramadhan, les initiatives caritatives se multiplient. En particulier, des restaurants proposent aux passants de rompre le jeûne gratuitement. Récit d’un ftour un peu particulier.
L’attente
20 H 00. Les rues d’Alger sont désertes, même les chats errants semblent s’être retranchés dans leurs appartements de fortune. La ville entière attend l’appel à la prière du Maghreb, qui marque la rupture du jeûne en ce mois sacré de Ramadhan. Quelques retardataires affamés se pressent, une boîte de gâteau à la main ou une baguette de pain sous le bras. Les voitures sont garées, les taxis et les bus à l’arrêt tandis que le soleil décline lentement et pare le centre-ville d’Alger d’un rose bleuté apaisant.
Alors que la plupart des magasins et restaurants de la rue Didouche ont baissé leur rideau de fer, une devanture attire l’attention des badauds égarés. Sous une grande banderole de toile qui invite les passants à entrer, la porte d’un petit restaurant, un fast-food, est grande ouverte. La grille de fer est relevée, les lumières sont allumées, et la salle est étonnamment remplie en cette période de réunion familial. Depuis maintenant 9 jours, Lotfi, Abderrahmane et Abdenour ont reconverti le fast-food pour lequel ils travaillent en restaurant de la Rahma. Chaque soir, les trois compères, aidés de quelques collègues, servent un repas gratuit à une centaine de passants.
À dix minutes du coucher du soleil, tout est fin prêt pour le ftour. Les 90 convives ont pris place sur les grandes tables de bois, de sorte que le restaurant est plein à craquer. Depuis les premiers jours du Ramadhan, le bouche à oreille a ramené un public chaque jour plus nombreux. Le tableau d’ensemble est coloré et donne l’eau à la bouche : le rouge de la chorba dispute la vedette à l’orange soutenu de la Gazouz et au vert tendre de la salade. Les corbeilles de pain débordent et l’on manque de cuillères pour les derniers venus. Abdenour, Abderrahmane et Lotfi s’activent, servant la chorba avec la plus grande louche qu’il m’ait été donnée de voir. Si ce ne sont les bruits de vaisselle et le gazouillement de la télévision, le silence est épais. Chacun attend avec impatience l’heure de rompre le jeûne, trop affamé et assoiffé pour penser à entamer la conversation avec son voisin d’un soir. Les dîneurs masculins sont majoritaires, mais on repère ici et là quelques femmes.
À vos assiettes !
La télévision accrochée au-dessus de la porte d’entrée diffuse enfin le signal tant attendu. Le muezzin entonne son appel à la prière, vite recouvert par les bruits de couverts. Son appel à la prière reste, d’ailleurs, lettre morte : les ventres sont trop vides et les bouches trop sèches pour que l’on songe à autre chose qu’à se restaurer.
En quelques quinzaines de minutes, soupe, salade, plat chaud, pain, soda et café sont liquidés. Très vite, le restaurant se vide. Chacun remercie les généreux organisateurs d’un signe de la main ou d’un sourire avant de repartir dans les rues qui commencent à s’animer de nouveau. L’intérieur du restaurant ressemble presque à un champ de bataille, avec les miettes de pain pour cadavres et les bouteilles vides comme autant de canons abandonnés.
Les trois collègues profitent du calme retrouvé pour prendre une pause méritée. Abdenour fume une cigarette sur le trottoir tandis que Lotfi et Abderrahmane se font une assiette avec les derniers restes. Ils ne semblent pas dérangés de devoir repousser d’une grosse demi-heure leur rupture du jeûne. Pourtant, ils sont à pied d’œuvre depuis 9 H du matin. « Nous allons d’abord au marché, pour choisir les produits de la journée et déterminer le menu », détaille Lotfi. « Ensuite, pendant la journée, on supervise le travail du cuisinier », poursuit-t-il. Les apprentis restaurateurs veulent éviter aux papilles de leurs convives la monotonie, et concoctent un plat différent chaque soir, toujours goûteux et épicé avec talent.
« On fait ça parce que Dieu nous le demande »
Pour qui et pourquoi font-il tout cela ? Ils accueillent les plus démunis, bien sûr, mais aussi tous les autres passants – voyageurs, étudiants, Algérois esseulés… « On fait ça parce que Dieu nous le demande », explique Lotfi. « Certes, on fait des écarts par rapport aux principes de la religion musulmane, mais on essaye de faire de bonnes actions, comme celle-ci, pour Dieu », ajoute-t-il. D’aucuns pourront se moquer, dire qu’une soupe populaire rue Didouche Mourad n’a rien de vraiment populaire, et que ses 90 convives paraissent bien peu à côté des 700 accueillis chaque soir sous un chapiteau à Bab El Oued. Mais la bonté n’est pas affaire de chiffres. Ce qui compte, c’est que l’action de ces citoyens redonne au Ramadhan sa dimension de charité et de partage. Une dimension qui a tendance à se perdre ces dernières années, comme le soulignent de nombreux observateurs qui déplorent le gaspillage massif durant ce mois sacré.
Pendant ce temps, les plus jeunes prennent le relais pour faire la vaisselle et le ménage. Les enfants du quartier déboulent après avoir partagé le repas avec leurs familles. Ils arrivent par bande de 4 ou 5, filles et garçons mélangés, saluent les derniers clients d’un « saha ftourek » enjoué et filent à l’étage pour commencer le débarrassage des tables. «C’est la Roumanie ici», plaisante Lotfi, « on exploite des enfants ! » Difficile de le croire quand on entend les piaillements et les éclats de rire desdits « exploités ». « Ça les amuse en fait », souligne Lotfi, « et puis après, une fois que tout est rangé et nettoyé, on met de la musique et on danse ! »